Les paradis retrouvés

Photo de Benoît Linder pour Poly

Un Tout de nature propose un dialogue sur les différentes lectures du paysage et le souvenir expressif qu’il laisse. Juliette Jouannais sculpte et fait danser les papiers collés de Matisse, tandis que Jean-Luc Tartarin photographie et remixe les paysages du promeneur solitaire.

Peu importe le médium, seul compte le mouvement interne. Il est nécessaire de toujours disparaître quelque peu pour faire apparaître l’objet. Et pour s’inscrire dans l’espace, on reprend sans fin des variations. Juliette Jouannais (née en 1958) découpe et sculpte l’espace par un délavé harmonieux d’aquarelles et de gouaches. C’est un Hockney éventré. Un Matisse qui aurait tout dit. Un Bram Van Velde charpenté. La peinture se fait objet. Le dessin est découpé et mis en espace. Par son absence il existe plus encore. Jouissance de la ligne, résonance des couleurs, exubérance du plan dans le champ des formes et des plis. L’artiste coupe au ciseau comme elle tondrait une pelouse, le dimanche à la campagne. Juste minimalisme de couleur et de mouvement. La sculpture a le plus souvent la fragilité du papier, de la céramique, plus rarement du métal. Le première étape est la forme. Les structures architecturales se jouent des pleins et des vides, avec une poésie délicate et fragile. Il y a le halo de couleur projeté par le dos invisible de l’œuvre, le jeu avec la face cachée. La part obscure se fait lumineuse. Une décoration vivante. Celle d’une puissance organique et végétale venant du fond des âges d’un féminin fantasmé. L’enchevêtrement des couleurs et les patchworks d’aplats se font totémiques et sacrés. S’y devinent des masques et rituels, des orifices, des tiges fendues et des perroquets à qui des sauvages arracheraient le cœur. Recommencement incessant d’une virginité. Idéalisme mythologique et crime originel. Des visions d’une nature idéale, des fragments de paradis perdus dégoulinant de luxure. L’effet est là. Effrayant d’efficacité.

Jean-Luc Tartatin (né en 1951) s’inscrit dans le paysage messin et se plaît à faire subir à ses épreuves argentiques en noir et blanc des opérations sur le secret des forêts, avec un processus de remix presque obsessionnel. Sorte de DJ lyrique – pour le meilleur – des grandes œuvres de l’histoire de l’Art : s’y trouvent le all-over de Pollock, Warhol, les impressionnistes (les Nymphéas viennent à l’esprit), Turner…La nostalgie d’une vérité picturale qui plaît aux siècles et aux dieux. Ici, le visiteur se perd dans les branchages. C’est une immersion qui dépasse la surface. Chacun est happé. C’est un joyeux bordel où l’accident fait partie de l’étude des sous-bois. Le motif est flou. L’image n’est ni abstraite, ni figurative. Elle est juste image. Il y a le rythme et la musique. Et cet éternel retour sur toutes les intersections. D’ailleurs, les séries ne s’appellent-elles pas Entre(s) et Re-prendre ? Le voyage est le dernier moyen de disparition, sorte de discontinuité toute le temps (ré) inventée. Souvent, l’impression que nos pas peuvent agacer la conversation des arbres et détruire des mondes très anciens. Un réalisme mystique qui se dévalue à mesure que le progrès évolue. Ces photographies retranscrivent les expériences et les surgissements. Les nouveaux outils numériques renforcent la plasticité, permettent d’explorer les motifs au milieu des pixels. Le micro et le macro, l’opaque et le transparent, le loin et le près se mélangent. Il occulte pour mieux pouvoir déshabiller. Contempler, toujours. L’esthétique du voyeur. Le territoire semble toujours trop petit dans les lieux obscurs. L’aléatoire a aussi son importance jusqu’à l’accumulation excessive des couches successives qu’il s’agit d’enlever pour parvenir à l’essentiel. La dérive vers le vide. La vérité nue. Les premières solitudes. L’au-delà de la forêt. Et cette préservation de la nature, que Jean-Luc Tartarin conserve et magnifie par l’image.

Finalement, ces deux artistes s’inscrivent dans une tradition picturale en réenchantant par l’espace les paradis perdus. Dans le grand tout réversible, il s’agit de s’affranchir du motif et du médium pour créer la synthèse qui fera s’agrandir l’horizon. Avec la puissance du scalpel pour Juliette Jouannais et celle des pixels pour Jean-Luc Tartarin. La beauté nouvelle se vit dans les harmonies aléatoires.


À la Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis), jusqu’au 16 février
fondationfernet-branca.org

Par Stéphanie-Lucie Mathern

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