Hors père
Dans Les Fils prodigues, sa nouvelle création au Maillon, Jean-Yves Ruf réunit deux courtes pièces de Joseph Conrad et Eugène O’Neill autour de la question de l’héritage. Deux fils ayant pris la mer, rentrant pour se mesurer au giron familial qu’ils ont fui.
Comment avez-vous “rencontré” Plus qu’un jour de Joseph Conrad et La Corde d’Eugène O’Neill qui constituent Les Fils prodigues ?
J’ai longtemps été un lecteur assidu de Conrad, sans savoir qu’il était auteur de pièces. Un vieil acteur suisse, mon rabatteur en textes rares, m’a glissé dans la poche Plus qu’un jour, dans une traduction surannée. La pièce était trop courte pour faire un spectacle à elle seule, je la gardais donc dans un coin. Quant à O’Neill, il faut avouer que nous le connaissons peu en France alors qu’il est joué partout dans le monde anglo-saxon. Lorsque je tombe sur La Corde, j’en vois immédiatement les points communs avec Plus qu’un jour. Mais réunir deux pièces de deux auteurs différents constitue le genre de projets peu évidents à proposer, totalement hors des cases habituelles. D’autant que ce ne sont ni de vrais classiques, ni de purs contemporains, plutôt du vieux contemporain. Pas de quoi faire rêver des producteurs…
Quelle est votre approche pour faire plus qu’un diptyque ?
Les pièces ont des similitudes mais aussi de grands écarts. Conrad est plus doux, plus intériorisé. Chez O’Neill, tout le monde se demande où se trouve le fric : la fille et le gendre comme le fils revenant après être parti des années en volant, déjà, une partie du pactole du père. De l’autre côté, l’argent est en question, bien sûr, mais moins central. Conrad allonge le temps. Ainsi la grande scène entre le fils et la jeune voisine de son père ne cesse de changer de tonalités et de s’étirer comme chez Debussy. On oublie les choses, se remobilise sur d’autres… Là où O’Neill nous place en tension crescendo jusqu’au bout. Ils se rejoignent par contre sur la dichotomie entre les sédentaires (membres de la famille) et le nomadisme des fils qui dépensent l’argent là où leurs pères l’accumulent. Mais aussi entre ceux qui ont un foyer ancré et ceux dont le monde est le foyer.
Les deux pièces portent aussi une réflexion sur l’échec de l’éducation, le besoin d’exil des enfants au risque de leur vie pour tracer un chemin solitaire…
Je suis persuadé que les retours de ces deux fils ne sont pas uniquement motivés par l’argent. Ils ont un secret, tout n’est pas dit mais les raisons sous-jacentes affleurent. J’ai l’intuition d’un besoin de consolation, de voir s’ils ont encore une place dans leur fratrie pour se resituer dans cette lignée. Mais les deux resteront à la porte…
Quelle scénographie commune pour nous emmener de ces deux « clapiers » de bord de mer à la vieille ferme familiale ?
La vidéo sert à faire œuvre commune avec des paysages marins car la mer affleure. Les comédiens sont les mêmes dans les deux pièces : un personnage de Conrad pourrait vieillir et se retrouver chez O’Neill. Bien sûr on retrouve les deux façades des cases à lapin de Conrad avant que l’espace ne s’ouvre. Les terrasses de l’une sont démontées pour former l’atelier de la seconde. J’aimerais faire tout cela à vue, sans entracte.
Les deux langues divergent énormément. Celle d’O’Neill, très populaire, proche du parler paysan, représente un défi ?
Françoise Morvan, qui a retraduit le texte, dit qu’il est un sociolecte. Une langue de jardinier irlandais. En Bretonne, elle a rapproché cela des vieux de sa région, pensant en breton mais parlant en français. Puis elle a pioché dans le gaélique pour trouver cette scansion particulière, ce rythme d’origine. Les comédiens n’ont pas besoin de rajouter de la rudesse. Il importe de ne pas jouer au faux patois de campagnards grossiers. Je les invite à le prendre avec la même rigueur que du Racine, car c’est aussi beau à entendre. Mais j’ai eu besoin de le lire à haute voix avec Françoise pour, moi-même, faire cet exercice intime de mise en voix, comprendre les mécanismes, intonations et attaques de langue afin de l’expliquer ensuite aux acteurs.
Le refus de souscrire aux valeurs paternelles, ce legs qu’ils reçoivent en héritage, est une description violente de la rupture sociétale à l’œuvre…
Chacun se recroqueville sur ses avoirs. Une chambre est gorgée d’objets accumulés pour ce fils qui reviendra. Dans L’Avare de Molière, il pourrait prendre la place du père. Ici, c’est encore plus violent, la cassure est totale, ils n’en veulent pas… sauf l’argent ! L’échec de la transmission des valeurs est total. Au point d’ailleurs que chez O’Neill, le paternel veut que son fils se pende.
Conrad ajoute la question du désir et la possibilité de l’amour à la relation centrale père-fils…
Il y a un côté Bonnie & Clyde, c’est vrai. Mais le fils et la voisine de son père n’arrivent pas à se trouver, même si ça ne se joue pas à grand-chose. Il la drague par habitude avant d’être charmé. Ils pourraient tomber amoureux et ensemble former un merveilleux couple. Mais dès qu’il apprend que son paternel a tout prévu, c’est fini, ça lui est insupportable. Cette scène d’amour est déchirante car l’argent reste au milieu. Ce glauque du concret donne beaucoup de force à un contre-champ incroyable et nous ramène à une absurdité des échanges.
Âpres sont ces deux pièces, peuplées de solitudes et d’incapacité à s’entendre. Sans mauvais jeu de mots, La Corde est raide !
C’est raide mais il est important de ne pas voir ces pères comme des monolithes. Les acteurs ne peuvent les jouer comme cela, il faut qu’ils soient atteints. Le vieux paysan d’O’Neill doit potentiellement se laisser toucher car sinon, on s’enferme dans sa folie. S’il est terrorisé par l’extérieur, là ça marche. Il doit tout à la fois être touchant, fragile et horrible.
L’absence des mères est, à chaque fois, criante…
Nous l’évoquons beaucoup avec le vidéaste. Béla Tarr et Tarkovski m’inspirent : j’imagine une vieille femme de dos, sur un lit dont on ne pourrait savoir si c’est le sien ou celui d’un hôpital. La caméra s’approche sans qu’on arrive à mieux la voir. Pour moi c’est le destin de Bessie, la fille qui ouvre et clôt le récit de Conrad.
maillon.eu
> Conférence iconographique “Pères et fils prodigues, d’Hésiode aux Évangiles, de Rembrandt à Rilke” avec Frère Rémy, Jean-Yves Ruf et le psychanalyste Armand Zalosyck, au Centre Emmanuel Mourrier, lundi 15 janvier (20h30)