Les Embruns du large
De ses six mois passés dans une cabane isolée bordant les rives gelées du lac Baïkal, Sylvain Tesson avait livré une superbe introspection Dans les forêts de Sibérie[1. Publié chez Gallimard, lauréat du prix Médicis essai en 2011]. Le grand voyageur publie en ce début d’année un recueil de nouvelles où le sort s’acharne toujours avec ironie.
Visage émacié. Musculature nouée. Corps séché par le temps passé à la verticale, à défier les faces escarpées des monuments de Paris lorsqu’il n’est pas en vadrouille dans les hauteurs montagneuses du globe. Sylvain Tesson a le regard perçant de ceux sans cesse tournés vers le lointain, d’un bleu scintillant sous les vapeurs de vodka. Il est l’un de ces vagabonds nomades et sans attaches prenant la route vers un ailleurs sans cesse renouvelé. De ses périples à vélo dans le désert d’Islande, à cheval dans les steppes d’Asie[2. Lire La Chevauchée des steppes : 3 000 kilomètres à cheval à travers l’Asie centrale, de Priscilla Telmon et Sylvain Tesson, Éditions Robert Laffont (2001)] ou encore à pied au travers de l’Himalaya[3. Voir La Marche dans le ciel : 5 000 kilomètres à pied à travers l’Himalaya, d’Alexandre Poussin et Sylvain Tesson, Éditions Pocket (2006)], l’aventurier a toujours ramené des carnets noircis d’histoires, d’impressions de plénitude solitaire face à l’immensité des éléments. Son nouveau recueil de nouvelles, S’abandonner à vivre, est de ces ersatz de tranches de vies aux quatre coins de la planète, dans lesquels tout exotisme se révèle plus proche qu’on ne le croit de considérations familières. En voyage, on s’emmène avec soi, essayant avec assiduité de se perdre au milieu de moujiks alcooliques enchaînant les breuvages ou d’amourettes tournant, aussi brusquement que fatalement, au vinaigre : morts abruptes (Les Amants), noces suivies de disparitions soudaines (Le Barrage), l’ennui poursuit les êtres, même une ancienne prostituée de Stirjivoïe installée dans une villa luxueuse de Saint-Rémy de Provence après un mariage de raison.
Avec un plaisir non feint, Sylvain Tesson cultive un art de la chute – au sens propre comme au figuré – charriant comme une ombre un grand éclat de rire. L’ironie du sort peuple ses histoires où les amants tombent du 2e étage de l’immeuble de leur maîtresse, se fracturant le calcanéum en se cachant d’un mari qui finira par leur porter les premiers soins et leur apprendre qu’ils souffrent de la “fracture des amoureux” (La Gouttière). Après la prise héroïque du sommet du Takkakor dans la fournaise du désert du Hoggar, deux cintrés d’escalade découvrent que d’autres les ont précédés et qu’ils auraient mieux fait de ne pas les retrouver (Les Pitons). Et lorsque l’écrivain se penche sur les Africains s’exilant en Europe pour trimer afin de nourrir 30 personnes au pays, persuadées que la France est un paradis sur terre, il décrit par le menu le système des passeurs algériens, réservant aux Nigérians un sort plus dur qu’une bête « qu’on mène dormir à l’ombre des acacias et qu’une lame égorge par surprise un beau jour, le sang bu par le sable chaud ». Au pays des infidèles qui l’emploient comme une ombre, on se fiche de ce sans papiers alors même qu’on vend aux touristes en mal d’aventures authentiques des voyages hors de prix pour son pays, celui des « princes du désert ». Chacun à sa manière fuit l’insupportable du monde. Il faut bien tenter de vivre.
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