Les doigts dans le zen
La création du Japon se résume-t-elle aux fleurettes qui smilent de Murakami et à l’extrême-oriental minimalisme des architectures de Tadao Andō ? La Saison japonaise du Centre Pompidou-Metz offre une salutaire réponse, pas si zen, pas si kawaii.
Des corps s’enlacent en gros plan. Puis, en caméra subjective, nous pénétrons dans un hôpital, avant de caresser du regard une bâtisse épurée, posée sur de solides piliers : le Mémorial de la Paix édifié en 1955 par Kenzō Tange à la mémoire des victimes de la Bombe détruisant la cité japonaise dont le nom demeure à jamais associé à la catastrophe. « Tu n’as rien vu à Hiroshima », dit la voix off dans le magnifique film d’Alain Resnais (Hiroshima mon amour, 1959), sur l’indicible traumatisme atomique. Si les œuvres réunies dans la tripartite Saison japonaise débute dix ans plus tard – au moment de l’Exposition universelle d’Osaka de 1970, ayant pour sujet Progrès et harmonie pour l’Humanité – ce désastre continue à irriguer très largement la création nippone qui semble sans cesse connaître les secousses et répliques d’Hiroshima, Nagasaki, Fukushima… La section Japan-ness, première partie de la Saison japonaise, nous apprend que l’architecture du pays, quoique sous forte influence européenne (notamment du Corbusier), reste très spécifique par son caractère volontairement éphémère. Selon Yûki Yoshikawa, commissaire associée, même des bâtisses comme les sanctuaires sont « détruits et reconstruits tous les vingt ans par des artisans. Les bâtiments originels, datant parfois du XVIIe siècle, sont refaits à l’identique, selon un savoir-faire ancestral qui se perpétue de génération en génération. Même s’il garde ses volumes d’il y a un millénaire, un espace sacré se doit d’être totalement neuf ! » On ne stocke pas dans cette région où il n’y a guère d’espace dédié à l’archivage : ainsi, les rares maquettes et plans (exposés au Centre Pompidou-Metz) sont les seules reliques de constructions datant parfois d’une petite poignée d’années à peine, mais déjà rasées ou emportées par un tremblement de terre.
L’architecture nippone vit selon un cycle de destructions et de reconstructions, mais les arts plastiques n’ont pas un tel particularisme, même si on remarquera une appétence pour la performance, d’essence éphémère. Construite en six chapitres (ou “îles”) thématiques – le corps, la culture pop, le travail collaboratif, la notion de résistance, celle de subjectivité et le minimalisme –, Japanorama, se veut comme une visite kaléidoscopique de l’archipel. Entre une robe électrique d’Atsumo Tunka faite de néons branchés sur 220 volts, des vêtements “haillons” dessinés par Rui Kawakubo de Comme des Garçons et des documents photographiques montrant des danseurs de butō aux corps en torsion Les artistes – Yoko Ono en tête – voyagent beaucoup et se nourrissent des mouvements extra-archipel comme Fluxus ou le Pop art. Ils s’exportent, rhabillent le monde (les fringues en lambeaux siglées Yamamoto), participent à la sono mondiale de leur époque (Yellow Magic Orchestra de Ryuichi Sakamoto), performent à travers la planète (le collectif multimédia Dumb Type) et comptent les jours qui passent (et ne se rassemblent pas) sur le globe (On Kawara). Dans cette société patriarcale encore extrêmement codifiée, prônant le raffinement, l’art est un exutoire, faisant parfois l’effet d’une bombe à retardement. En pénétrant dans le scintillant Infinity Mirror Room de Yayoi Kusama, nous sommes émerveillés par la constellation faite de 1001 ampoules brillant dans l’obscurité d’un cube aux murs réfléchissant. Mais voilà que, pris de vertige en cet espace sens dessus dessous, cette voie lactée prend des allures de tombeau (des lucioles) : avons-nous accédé au cerveau malade de l’artiste ? L’exposition se conclut par un sublime paysage zen : des chutes d’huile opaque nommées Force et matérialisant la gravité, le cycle de la vie… en même temps qu’elles évoquent le code barre géant d’un monde à vendre, une coulée de pétrole se répandant en une marée noire ou la pluie de cendres tombées sur Hiroshima des semaines après la tragédie.
Japanorama. Nouveau regard sur la création contemporaine, jusqu’au 5 mars Dumb Type, Odyssée extra-sensorielle, du 20 janvier au 14 mai Au Centre Pompidou-Metz