Les décennies
À la Fondation Fernet-Branca de Saint-Louis sont exposés sept artistes de la même génération œuvrant dans la région : regroupées par tranches de dix ans, leurs œuvres dialoguent, permettant d’explorer des visions du monde singulières et évolutives. Comme le temps passe…
Dans l’ordre alphabétique : Denis Ansel, Joseph Bey, Robert Cahen, Daniel Dyminski, Bernard Latuner, Guido Nussbaum et Germain Roesz. Comme les samouraïs dans le film d’Akira Kurosawa, ils sont sept. Dans les immenses salles de la Fondation Fernet-Branca, sont exposés six Alsaciens et un Bâlois aux trajectoires singulières qui arpentent la scène artistique régionale, en explosant souvent les frontières, depuis une quarantaine d’années. Ils ne forment pas un groupe au sens conventionnel du terme. Guère de points communs entre eux : ni le choix des médiums, ni les influences, ni les univers esthétiques. Pourquoi alors les rassembler ? Parce qu’ils forment une communauté intellectuelle informelle et flottante, unie par des liens de sympathie, tout d’abord. Ensuite, parce que leurs œuvres – ici montrées par tranches de dix ans : les années 1970, 1980 etc. – composent une surprenante et mouvante histoire de l’art dans la région, une symphonie qui hésiterait entre dissonances bouléziennes et classicisme tonal. C’est en effet la temporalité – au-delà des individualités – qui mène la danse dans une exposition foisonnante que sa commissaire, Fleur Chevalier, a logiquement intitulé Prendre le temps. Dans cette promenade / errance inspirée, tourbillonnent les influences, des Neue Wilde d’outre-Rhin à la très française Figuration narrative, en passant par la Musique concrète.
Dès les années 1970, les fondamentaux s’installent chez chacun : une dérision moqueuse chez Guido Nussbaum avec son irrésistible Chaise assise, fille bâtarde et rigolarde de Duchamp, Dada et Fluxus ou une vision politique radicale pour les toiles de Bernard Latuner dont les Herbages métalliques et coupants sont les lointains ancêtres des récents Péplums, charge violente contre les États-Unis, où il dresse un parallèle entre Rome et Washington montrant que, décidément, l’Empire empire. Pour sa part Germain Roesz « désosse la grammaire de la peinture et joue du pinceau comme on frappe des percussions, le rythme dégageant de puissants refuges colorés dans l’espace dense de ses jungles optiques », affirme Fleur Chevalier. Le parallèle est troublant avec les œuvres de Joseph Bey, épures méditatives d’essence sacrée. Le Petit bonheur éternel ou Petit Chemin au bout du monde évoquent ainsi irrésistiblement un retable médiéval, même si l’artiste refuse de se laisser enfermer dans une religion, revendiquant une mystique multiforme. Au fil des salles, on croise également Daniel Dyminski qui réussit à exprimer avec une force extraordinaire le suc des années 1980 dans un chromatisme hésitant entre teintes pétulantes et atmosphères sourdes et une iconographie où le kitsch embrasse la force poétique de l’antique et de la révolte politique : « Il y a aujourd’hui un détournement de la force créatrice des artistes afin de leur soustraire toute velléité critique face aux perversités du système », assène-t-il en effet. Ses œuvres eighties sont ébouriffantes. Comme la rencontre improbable entre Taxi Girl (« Hé mec, mec, comment t’épelles Paris ? Paris ? P.A.R.I.S. Non ! Non, non, non, non ! Paris ça s’épelle M.E.R.D.E. ») et Tiepolo. Tout aussi surprenantes sont les toiles de Denis Ansel, natures mortes en forme de dérangeants Mélodrames ordinaires des années 1980 ou expressionnisme complexe où apparaissent des phrases étranges, la décennie suivante. Plus intéressante encore est sa série Vacance (2003). Il y peint un paysage de carte postale, l’entoure d’un cadre rouge et y écrit un mot dans la même couleur : ta, zoo, nez, go, du, col… Les toiles juxtaposées créent un effet saisissant, rappelant à la fois un jeu surréaliste post-magrittien avec le langage et le rapport à la banalité de l’image qu’installe Gerhard Richter dans de nombreuses œuvres. Dernier des sept, Robert Cahen, nous entraîne dans sa trajectoire vidéo (et même avant, avec des collages aux réminiscences cubistes rarement vus), des premières expérimentations low tech à un hitchcockien voyage en train entre Paris et Liège, en passant par la lente et métaphysique poésie de L’Eau qui tombe. C’est sans doute lui qui concentre le propos de l’exposition, invitant en permanence le visiteur à une réflexion sur le temps. Son propos est particulièrement clair dans une de ses dernières œuvres, Françoise (2013). Filmée en gros plan, la sœur de l’artiste nous observe pendant six minutes. Les expressions de son visage ridé changent si imperceptiblement qu’on peine à le remarquer. Entre absolue sérénité et angoisse violente, le visiteur est invité à Prendre le temps… avant qu’il ne le prenne.
03 89 69 10 77 – www.fondationfernet-branca.org