En pleine création d’Il était une fois Germaine Tillion à la Comédie de l’Est, le metteur en scène Xavier Marchand évoque son travail autour de cette figure de l’ethnologie et de la Résistance française disparue, l’an passé, à 100 ans.
Comment est née votre envie de monter une pièce autour des textes de Germaine Tillion ?
Je l’écoutais un soir à la radio, sachant simplement qu’elle était une grande figure de la Résistance. J’ai ensuite lu ses livres et découvert qui était cette ethnologue qui a fréquenté les Chaouïas dans les Aurès. Je rêvais depuis des années d’aller en Algérie. Mais à cause de la guerre civile dans les années 90, on ne pouvait pas. J’ai fait le voyage en 2008. On y est accueillis comme des cousins. La perception que peuvent avoir les Algériens des Français n’est pas du tout la même que celle des Français vis-à-vis des Algériens de France. Pourquoi les jeunes que j’ai rencontrés considèrent que la guerre d’Algérie est de l’histoire ancienne alors que chez nous, c’est une histoire qu’on a encore beaucoup de mal à dire et à avaler ? Pourquoi dans les livres d’histoire de mes enfants cela ne représente-t-il qu’une page, voire moins ? Autant de choses qui ont une répercussion sur la notion de nationalité et le sentiment d’appartenance à un pays, questions qui jalonnent l’œuvre et l’expérience de Germaine Tillion.
C’est important de confronter ses écrits clairvoyants au contexte actuel de notre société ?
Germaine Tillion est importante car c’est une figure de l’engagement. Vers quoi tend actuellement la société française ? L’augmentation du contrôle de nos espaces de liberté, un traitement honteux des immigrés… Sa pensée nous invite à la vigilance. Quand elle écrit son opérette à Ravensbrück (Le Verfügbar aux enfers, NDLR), on ne peut imaginer ses conditions de vie dans les camps. Elle le dit elle-même, ne pas avoir vécu un événement est une source d’incompréhension radicale. Les appels qui duraient 12 heures, les départs pour les chambres à gaz, l’odeur de la mort… Sentant qu’il fallait lutter contre la déshumanisation et garder une pensée vive pour ne pas sombrer, elle compose un texte plein de causticité et d’autodérision. Son déchirement a été d’autant plus grand lors du conflit algérien où la patrie qu’elle avait tant défendue se comportait de la façon dont on sait, alors que Germaine Tillion était en parfaite empathie avec ceux qu’on considérait comme des terroristes, inscrits dans la même posture qu’elle en 1940.
Quelles sont les lignes directrices de votre mise en scène ? Germaine Tillion sera-t-elle incarnée sur scène ?
J’ai choisi des extraits de trois de ses livres : Il était une fois l’ethnographie[1. Il était une fois l’ethnographie, Paris, Éd. du Seuil, 2000], Ravensbrück[2. Ravensbrück a connu plusieurs éditions entre 1973 (Éd. du Seuil) et 2005 (Éd. La Martinière)] et Les Ennemis complémentaires[3. Les Ennemis complémentaires, Paris, Éd. de Minuit, 1960]. Une des cinq comédiens sur le plateau porte plus particulièrement la voix de Germaine Tillion mais sans l’incarner.
Quels sont vos choix de décors ?
Tout est fait pour créer l’écrin permettant à cette parole d’être entendue. La première partie est essentiellement constituée de manipulations ayant trait à une forme d’ethnologie inventée : de la musique préenregistrée et en direct, des projections de cartes, des objets et des figurines. Ravensbrück est entrelacé avec l’opérette avec des parties chantées et dansées. Il n’y a pas de dialogues, mais une voix qui s’adresse au public. Un aller-retour entre Ravensbrück et l’opérette, avec le personnage du naturaliste – le pendant pour l’espèce animale de l’ethnologue chez l’homme – qui fait une conférence sur ce qu’est une Verfügbar : celle qui par esprit de résistance prenait, comme Germaine Tillion, une attitude suffisamment décatie pour ne pas faire partie des colonnes de travail partant chez Siemens. La troisième partie sur l’Algérie se compose d’archives de l’INA qui reflètent le discours de l’époque, radicalement différent de celui de l’ethnologue qui alla jusqu’à rencontrer Yacef Saâdi, l’un des principaux chefs du FLN, en pleine bataille d’Alger. L’homme le plus recherché du moment lui promet à elle, qui n’a aucun pouvoir, d’arrêter les attentats si les exécutions capitales stoppent. Cette promesse, jusqu’à son arrestation, sera tenue. Un formidable moment du spectacle que la rencontre de cette dame sans pouvoir avec le grand chef terroriste, la voir lui parler de la même façon qu’à De Gaulle ou un anonyme.
Vous n’avez pas été tenté de faire résonner sa propre voix par le biais d’extraits d’entretiens radiophoniques ?
Si. Nous l’entendrons probablement à la toute fin du spectacle, une minute ou deux[4. L’extrait est tiré d’Une conscience dans le siècle, documentaire de Christian Bromberger et Thierry Fabre (2002)]. Alors âgée de 94 ans, elle affirme que Ravensbrück a été pour elle absolument formidable parce qu’elle y a connu toutes les femmes d’Europe. Et de conclure avec l’esprit et l’humour qui la caractérisaient : « Les femmes en savent long sur ce que font les hommes ». Je garde aussi ce souvenir d’Anise Postel-Vinay, déportée avec elle, qui est venue voir nos répétitions et nous a confié : « Ce qu’on a appris à Ravensbrück, c’est qu’il faut toujours se méfier du SS qui est en nous ». Ça fait réfléchir… Comment nous engageons-nous en ce moment, vous, moi, nos proches ?