Le Silence de la lenteur
Les vidéos présentées par Chen Chieh-jen au Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean de Luxembourg mêlent dénonciation de la dictature et travail de mémoire dans un esthétisme ultra léché.
Depuis 1949, l’île de Taïwan résiste à l’ogre chinois : le Kuomingtang de Tchang Kaï-chek défait par les communistes de Mao instaure, durant près de 40 ans, la République de Chine, régime autoritaire n’ayant rien à envier à sa grande sœur “populaire”. Né en 1960, Chen Chieh-jen a développé son travail artistique comme « un acte de résistance » face au poids de la dictature et au néolibéralisme galopant l’ayant remplacé à la fin des années 1980. « La société taïwanaise a été contrainte à une sorte d’amnésie historique. Elle a perdu la capacité de réfléchir et d’imaginer l’avenir à partir du passé », analyse-t-il. Naît ainsi l’idée d’agir sur la conscience collective en faisant rejouer par des amateurs, toujours issus de communautés en marge (chômeurs, laissés pour compte…), des événements symboliques. Grève de dockers taïwanais en soutien à leurs homologues de Liverpool, unis dans un combat contre les vagues de licenciements consécutifs aux privatisations portuaires (The Route), gestes répétitifs d’anciennes couseuses d’une usine de vêtements – licenciées suite à une délocalisation – dans leur ancienne manufacture en ruine (Factory), conséquences sociales des problèmes diplomatiques de l’île coincée entre les géants américain et chinois (Empire’s Borders I) sont traités au long cours après un important travail de terrain. Le tout dans une économie de moyens, gage d’indépendance totale dépassant la nécessité pour devenir posture citoyenne.
L’engagement de Chen Chieh-jen se double d’une esthétique contemplative pleine de poésie où s’entremêlent un goût prononcé pour un noir et blanc dramatisé, un silence entêtant, des images au ralenti et de longs travellings latéraux. Nous est ainsi donné le temps de l’observation patiente du contraste entre les corps et les lieux dévastés. Telles des photographies, la plasticité picturale subjugue. Avec Empire’s Borders II – Western Enterprises, Inc., le geste touche à la réécriture de la mémoire collective. Portant le nom d’une entreprise de la CIA ayant soutenu la dictature par la création de l’Armée nationale anticommuniste du Salut, le film revient sur l’histoire du père de l’artiste, qui ne laissa à sa famille que des éléments factices sur sa vie et ses agissements, secret militaire oblige. Avec beaucoup de mélancolie, son fils montre l’errance d’individus victimes de la torture dans une ancienne usine chimique des années 1950 dont ils ne trouvent aucune issue. Le symbole d’une population broyée par les enjeux d’un conflit géopolitique et la chute de ce dragon asiatique qui fut l’une des petites mains du marché mondial, avant d’être, à son tour, remplacé par moins cher que lui.