Le salaire de la peur

Façade place Kubler © Ville de Sélestat

La trouille de ne pas répondre le plus justement possible à la commande : aussi étrange que ça puisse paraître, l’angoisse fut le principal boosteur de créativité pour Rudy Ricciotti. L’hyper-charismatique architecte nous présente la nouvelle Bibliothèque humaniste de Sélestat, sa rénovation complète et son extension contemporaine.

Bibliothèque humaniste 2.0
Elle abrite tout un pan de l’Histoire de la pensée européenne : manuscrits médiévaux et imprimés allant du VIIe au XVIe siècle, mais aussi des objets d’Art. Le projet architectural consistait à passer d’une surface de 1 000 m² à 2 500 m², afin de créer de l’espace pour construire des réserves, un auditorium, un lieu d’expo, une salle de lecture ou un atelier de restauration. D’inventer une nouvelle “mise en scène” des ouvrages mais aussi, dans l’extension, d’ériger une boutique, une cafétéria ou encore des bureaux.

Un lieu open
Rudy Ricciotti en fait un lieu ouvert sur un parvis dégagé, s’inscrivant dans la cité tout en affirmant sa personnalité. Des espaces vastes et traversants, des murs traités en voile de pierre et des façades transparentes, au Sud et à l’Est, rythmées par une série de piliers semblant répondre aux colombages environnants.

Guidé par la frousse
Difficile à l’envisager vue sa stature, mais son moteur pour la réalisation de la nouvelle Bibliothèque fut « l’anxiété ». La même angoisse que celle ressentie devant l’immense programme du MuCEM1… Un site « sensible » et une réponse contextuelle et juste à apporter, « jamais impérialiste » ! Ricciotti ne craignait nullement de ne pas s’inscrire dans son époque : « Je suis d’accord avec Montesquieu lorsqu’il dit “à courir l’exception, on prend le risque du ridicule” ». Animé par « la peur de mal faire », il a « introduit une nouvelle lecture à l’épaisseur historique » présente dans la bâtisse patrimoniale, en harmonie avec celle-ci, mais sans s’effacer pour autant.

La halle
Ricciotti a rétabli « la lisibilité axiale de la halle aux blés » initiale en respectant sa typologie. L’architecte est particulièrement fier de sa charpente « anticlassique, au sens brunelleschien du terme. » En 1436, lorsque Brunelleschi réalise le dôme de 45 mètres de diamètre de la Cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence, il conçoit un lourd et massif dispositif de maçonnerie. À l’inverse, Ricciotti, avec un minimum de matière, des tubes et des câbles, imagine une charpente parasismique (obligatoire dans cette zone géographique) d’une grande légèreté. Son fils, Romain, « qui n’est pas un ingénieur de bistrot », valide cette option, la seule possible selon lui. « Il ne s’agit pas de talent », assure Rudy Ricciotti sans fausse modestie, « mais de peur ! Et pourtant je ne suis pas un puceau en la matière ! » L’idée est de révéler « l’essence de la halle, de redonner à voir son architecture néo-romane, très ouverte à l’origine, et de la sublimer. » Un sentiment de vertige saisit le visiteur, placé en cet imposant volume, avec une hauteur sous plafond de presque seize mètres.

Les piliers
L’impressionnante colonnade en pierre située à l’extérieur de l’extension fut un autre défi, avec ses piliers tous différents, en grès rose des Vosges, créant un jeu optique presque baroque. Rien d’étonnant de la part d’un architecte qui exècre le minimalisme, notion « de feignasse qui plaît tant aux promoteurs ». L’architecte, provocateur dans la vie et sur le papier, jamais dans ses projets, qu’il s’agisse du Pavillon noir d’Aix-en-Provence, de La BAM2 de Metz ou du Musée Jean-Cocteau à Menton, « des projets très bien reçus par le public », sourit Ricciotti. « Si je cogne, c’est dans mes livres ! En architecture, j’écris un récit. »


1 Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille, lire Poly n°121 ou sur www.poly.fr
2 Boîte À Musique (BAM), salle des musiques actuelles de Metz, lire Poly n°170 ou sur www.poly.fr

La Bibliothèque Humaniste de Sélestat, ouverture samedi 23 juin
bibliotheque-humaniste.fr

rudyricciotti.com

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