Venant du Sud sinistré de l’Italie, Spiro Scimone et Francesco Sframelli mettent en scène et jouent leurs propres textes, joyaux de simplicité et de justesse. Avec Nunzio et Pali, nous découvrons au TNS un théâtre contemporain réfléchi et engagé. Rencontre.
Vous présentez Nunzio, créée en 1994, et Pali (2009). Pourquoi ce choix ?
Francesco Sframelli : Dès Nunzio, on sent le besoin de transparence, la nécessité de se livrer soi-même, le gage de notre travail. L’acteur ne doit pas se représenter lui-même, mais autre chose. Il lui faut se donner au public. Dans le théâtre, les rencontres sont nécessaires. Un comédien par exemple ne peut devenir orgueilleux, ni penser qu’il est parvenu car ce jour là, c’est sa mort qu’il prononce. L’acteur est comme une bouteille qui se remplit peu à peu. Elle ne doit jamais l’être totalement mais conserver un petit vide…
Que continuez-vous de découvrir dans Nunzio, ce huis clos autour d’une amitié qui sort de l’ordinaire entre un tueur à gage et un homme un peu simplet ?
Spiro Scimone : Je considère que nous avons de la chance. Vous parlez de la magie du théâtre. En fait ce ne sont pas les mots qui changent, ni le texte, mais le rapport entre nous deux, comédiens, qui évolue. Nous adorons qu’il s’ajoute de petites choses dans les espaces entre les mots de cette pièce.
F.S. : Le texte ne change pas. Seul le contexte du moment renouvelle la pièce. Tout est lié à la vie de l’acteur et à son engagement.
Nunzio est écrit en dialecte sicilien de Messine. Qu’est-ce que cela apporte en sonorités et en rythme à un public dont ce n’est pas la langue ?
S.S. : Dans le langage théâtral, il n’y a qu’une seule langue, commune à tout le monde. Le talent de l’auteur est d’agencer des mots qui peuvent être différents : français, messinais, sicilien… En les conjuguant ensemble, on crée un seul et unique langage qui est celui du théâtre. Le langage théâtral est la création d’une relation unique et magique entre l’auteur, les interprètes et le public. Dans cette connexion à trois l’auteur doit penser et réagir comme un acteur.
F.S. : Pour créer cela, un vrai langage du corps doit naître. Ce qui nous choque aujourd’hui, c’est que tout cela n’apparaît plus dans le théâtre qui renie cet état naturel. Quand un acteur prend en main son verre sur scène, son geste doit être naturel et universel pour tous ceux qui le regardent. S’il le saisit comme en jouant quelqu’un prenant un verre, on n’est plus dans le théâtre.
S.S. : La langue de Nunzio est le sicilien de Messine. Ce n’est pas de l’italien mais une langue construite à travers une musicalité précise. Dans le théâtre, la musicalité des mots est primordiale car elle crée la pièce. Souvent dans les textes, on remarque des répétitions de mots. Ils ne sont pas juste placés là pour remplir la page, ces répétitions créent une atmosphère, de l’angoisse.
Nunzio et Pali recèlent les mêmes procédés d’écriture : des situations simples, d’apparence banale, dans lesquelles sont distillées avec parcimonie et dans une économie de mots des éléments contextuels et biographiques qui nous font voyager avec les personnages…
Spiro Scimone. Dans les mots et la construction des dialogues, on recherche une grande simplicité. Pour obtenir cette pensée exprimée avec dépouillement, il faut énormément de travail. Les situations que nous présentons sont faites de petites phrases traduisant une multitude d’images. C’est le “sous-texte”, ce qu’on ne dit pas. Et pour dire ce qu’on ne dit pas, il faut bien sûr avoir un texte !
Dans l’amitié très forte entre les deux personnages de Nunzio, un tueur à gages et un homme un peu simplet qui sont coupés du monde, on sent la violence, l’exclusion mais aussi l’amour, comme dans Pali. La dénonciation du monde d’aujourd’hui y est évidente…
Francesco Sframelli. Dénoncer est un très beau mot. On dénonce à travers l’humanité des personnages. Mais dénoncer pour dénoncer ne sert à rien.
SS. Ce qui nous intéresse est d’arriver à dénoncer, à accuser en arrivant au drame par le biais de la promiscuité mais aussi d’un sourire, bien souvent amer. Tout cela sert à créer un conflit en cherchant à mettre ensemble deux éléments souvent totalement opposés. Dans Pali, les personnages sont en bas de l’échelle, dans la merde. Leur vie est en équilibre instable, comme leurs corps sur les poteaux où ils se réfugient. Pourquoi, quand on fait quelque chose de dramatique face au spectateur, cela nous porte à ressentir quelque chose alors qu’au contraire, regardant des images réelles à la télévision ou quelqu’un dans la rue en train de souffrir, on ne ressent rien ? C’est parce qu’au théâtre, pendant qu’on est en train de faire semblant, on doit être réel. Au contraire, dans la réalité, l’homme continue de faire semblant.
Dans Pali vous évoquez le besoin du public de jouir de la violence et de la douleur de l’autre, dénonçant le voyeurisme d’aujourd’hui. Cela rappelle les pièces d’Emma Dante[1. Elle a présenté Le Pulle et Vita Mia, au Maillon, en 2009. Retrouvez un entretien avec la metteuse en scène de Palerme] qui vient aussi du Sud de l’Italie. Est-ce qu’il y a un lien entre l’état actuel de la région et ce terreau engagé que vous incarnez ?
FS. Tout à fait, le Sud est productif car nous sommes en difficulté. Le théâtre réveille des consciences, les gens ont besoin de ça, même si les tenants de la vieille garde s’offusquent toujours d’une certaine vulgarité.
SS. Ils préfèrent un théâtre à l’eau de rose. Nous avons surtout des difficultés dans des endroits où le théâtre d’état nous empêche de jouer. Les gens sont habitués à voir des pièces de Pirandello, avec des scénographies poussiéreuses. Il faudrait éventrer ces mises en scène.
En Italie, les compagnies sont peu soutenues. Quels regards porte l’État lorsque vous appelez, comme dans Pali, à relever la tête, regarder le monde en face et refuser ce qu’on nous inflige ?
FS. Nous vivons un moment historique terrifiant. Au lieu de nous appuyer sur la culture, on la met de côté alors même qu’on en a le plus besoin. Les compagnies théâtrales qui se battent sont constituées de gens se rebellant et contestant avec des choses concrètes.
SS. Et pour défendre la culture, il faut faire. Et quand on nous en empêche, faire encore plus.
FS. Quand on parle de Berlusconi ou de Sarkozy, il ne faut pas oublier que les Italiens et les Français les ont produits ! Il y a malheureusement quelque chose de vulgaire dans l’homme. Et c’est à nous, journalistes, metteurs en scène, comédiens, de réveiller les consciences, de se lever et de le dire clairement, même si ce n’est pas facile.
À l’engagement du cinéma italien des années 1960-70 a succédé le théâtre depuis une dizaine d’année. Est-ce dû à votre totale indépendance vis-à-vis des subventions d’État alors même que le cinéma doit rendre des comptes à ses financeurs ?
FS. La grandeur du cinéma italien est derrière nous. Il est devenu plat. Nous payons souvent notre indépendance durement, mais arrivons tout de même à vivre de notre art. Quand nous avons fait un film tiré de Nunzio[2. Projection au Cinéma Star de Due amici (Deux amis) d’après Nunzio, Lion d’Or de la première œuvre, à Venise en 2002. Elle sera suivie d’une rencontre avec les auteurs, samedi 17 mars, à 16h – www.cinema-star.com], nous avions dit d’emblée que nous déciderions tout dans ce film. Sinon, nous refusions de le faire. C’est fondamental que les producteurs ne mettent pas leur nez dedans.
SS. Surtout qu’en Italie les deux seules maisons de productions sont la Rai et Mediaset… C’est donc nous, par le biais du théâtre qui pouvons arriver à un cinéma engagé. Mais on doit toujours partir d’une qualité artistique, d’un projet qui ne soit pas uniquement la dénonciation des errements politiques.
Dans Pali, la religion est très présente par le biais de références et de questions « au Padre », qui ne répond jamais, laissant les gens « dans la merde ». Un thème central dans la très religieuse Italie où le pouvoir du Vatican est important ?
SS. C’est une question très forte que de chercher si Dieu existe. Moi-même je me la pose. Le rechercher, l’appeler pour voir s’il est là, est un besoin et une nécessité de créer avec lui un rapport.
FS. Par contre ils en parlent comme si c’était le voisin d’à côté, lui demandant une poêle ou d’autres choses comme cela. (Rires) Un effet comique immédiat.
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
Pali (Poteaux) de Spiro Scimone (en italien surtitré en français), mis en scène par Francesco Sframelli, au Théâtre national de Strasbourg, du 20 au 25 mars – 03 88 24 88 24 – www.tns.fr
www.scimonesframeli.org