Le masque et la plume
En première mondiale, Fanny Mentré monte Ce qui évolue, ce qui demeure, pièce écrite en 2004 par Howard Barker. Le dramaturge anglais, fils d’ouvriers travaillant dans une petite usine de reliure sans aucun livre à la maison, y conte l’histoire d’Hoik, jeune scribe aussi talentueux qu’arrogant, bouleversée par l’apparition des premières machines à imprimer.
Vous êtes l’auteure associée du TNS, comment avez-vous découvert ce texte inédit de Barker ?
Je dirige le comité de lecture du Théâtre où nous recevons 150 textes par an. Une rencontre comme celle de Ce qui évolue, ce qui demeure envoyé par la traductrice Pascale Drouet est très rare. J’ai tout de suite su vouloir en faire quelque chose. Je me sens très proche de cette écriture qui ouvre sans cesse les sens et ne peut s’enfermer dans une morale. On ne peut que se poser des questions mais rien résoudre. Hoik est-il une victime ou un bourreau ? Ce gamin en quête de vérité, vivant dans une société complètement formatée, peut être perçu comme un héros refusant tout compromis par rapport à son art. En même temps, il est complètement horripilant, inadapté au monde, orgueilleux…
Tous les personnages ont des obsessions qui affleurent. Tram, le Grand maître des éducateurs se plaît à entretenir une relation malsaine avec Hoik : louant son génie inégalé pour mieux révéler son inutilité à l’arrivée des machines à imprimer. Tous ces hommes d’église recèlent du ressentiment, de la perversité…
La pièce parle de pouvoir, ce qui implique un abus d’un côté ou de l’autre. Barker ne décrit pas un beau monde mais des enjeux de domination. L’Église dans la pièce pourrait être la politique aujourd’hui.
Le rapport de pouvoir que Tram exerce sur Hoik frôle, si ce n’est la pédophilie, une relation ambiguë…
Tout à fait, mais ce rapport d’amour s’inverse. Tram n’est pas pédophile. L’histoire se déroule en 1450. Hoik à 17 ans, c’est un adulte pour l’époque. Et quand bien même, c’est une histoire d’amour. Perverse, mais d’amour. Tram ne fait pas la tournée des monastères pour se taper des scribes !
Le texte et les scènes s’enchaînent sans pause. Qu’est-ce que cela entraîne dans vos choix de mise en scène ?
Barker se donne la liberté d’être sans cesse à l’apogée de rapports entre les personnages dont on a l’impression qu’ils sont à leur paroxysme. Il faut inviter le public à jouer ce jeu-là, remettre en cause ses habitudes de rythme. Les scènes vont s’enchaîner à vue, même si nous travaillons dans le noir. J’ai envie qu’on discerne à peine les choses, que les comédiens s’éclairent avec du feu, des torches. D’ailleurs, les premiers mots de Hoik sont : « On ne regarde pas ». Convoquer des gens pour leur dire qu’ils vont arrêter de voir, c’est affirmer qu’on n’est pas bêtement devant la téloche.
Dès la première scène, surgit une violence soudaine entre Hoik et Slee, un autre scribe qui le pousse à bout. On sent que le drame en cours va déraper…
Toute la pièce est contenue dans cette première scène. Slee lui dit que s’il est un virtuose, sa présence ne devrait pas plus le gêner qu’un nuage passant dans le ciel. Hoik a cette phrase magnifique : « Peut-être n’est-il pas bon d’éprouver face à autrui une indifférence semblable à celle que l’on ressent au passage des nuages peut-être qu’un tel degré de virtuosité m’offense peut-être qu’il offense aussi Dieu ». Elle pose la question de ce qu’est l’art. Est-ce une valeur en soi ? Faut-il l’ouvrir aux autres ? Dans ses livres théoriques sur le théâtre, Barker parle de l’élitisme. Il explique qu’on en a fait un gros mot. Le théâtre pour tous oui, mais dans quel sens ?
Barker dit ne pas vouloir divertir au théâtre, mais plutôt déplaire, aller au fond des choses. La démocratisation de l’accès aux textes et une certaine vision du progrès sont en question lorsqu’un personnage ramenant de voyage la première arme à feu dit : « Tuer était un art avant l’arme à feu. » Écrire était aussi un art avant l’imprimerie…
Il questionne les priorités du progrès et de l’art : la diffusion en entrant dans un rapport de communication ou le maintien à tout prix d’une chaîne de la beauté en se disant qu’il reste quelque chose de l’âme qui passe de main en main ?
Hoik est d’ailleurs persuadé que ce sont ses humeurs qui font la beauté des traits de sa plume…
Il parle de la beauté du chant des oiseaux et de son écriture, embellie par l’anxiété. La beauté se définit-elle par ses canons ou est-elle l’exception, l’inaccessible au sens d’un certain élitisme ? Et l’on ne peut répondre à cette question. Barker parle évidemment de son travail et de ses propres questionnements.
La structure de la pièce repose sur les personnages, leur psychologie et leurs interactions plus que sur les lieux dans lesquels ils évoluent. Quelles conséquences cela entraîne-t-il dans vos décors ?
J’avais envie d’un dispositif bi-frontal avec du public de part et d’autre de scène pour confronter les gens à la théâtralité. J’aime que l’on puisse élever le regard. Des escaliers ponctués de deux paliers descendent de la mezzanine sur laquelle est installée la régie. Nous les investirons pour amener de la verticalité. Nous resserrerons les focales pour des moments très intimes et émouvants sur une estrade mobile qui permet aussi des vues panoramiques. Les comédiens ne se parlent forcément pas de la même manière face à face que lorsqu’il y en a un en bas et l’autre en l’air. Ils porteront des micros pour murmurer à 30 mètres l’un de l’autre, par exemple lorsqu’Hoik enfonce une plume dans le cou de Slee. Il est hors de question qu’ils se touchent ! Les choses sont dites, pas besoin de les montrer.
Comment avez-vous imaginé les costumes avec Tomoyo Funabachi qui sort tout juste de l’École du TNS ?
À la lecture de la pièce on s’attend à trouver une esthétique proche du Nom de la rose. Comme les comédiens seront en scène pour faire les sons de plume, pour s’éclairer les uns les autres, on peut suggérer les robes de bure. D’un autre côté je veux des costumes modernes. Lors de ma première discussion avec Tomoyo et Élisabeth (Kinderstuth responsable de l’atelier couture du TNS, NDLR), je leur disais ne pas du tout imaginer Tram en costume d’ecclésiastique, même moderne. Pour moi c’était Strauss–Kahn. Dix jours après, l’affaire américaine éclatait.
On dit du “Théâtre de la catastrophe” de Barker qu’il est une sorte de tragédie nihiliste…
Pour moi, ce n’est pas nihiliste. Cela remet la beauté au milieu des choses, réaffirme que le théâtre n’est pas là comme représentation du monde. Barker est très en colère contre le théâtre anglais des années 1960 et ses auteurs réalistes. On n’a pas arrêté de caractériser de tragédie ce qui est de l’ordre de l’accident. Or, la tragédie ne peut exister. Elle est un ailleurs. Barker véhicule quelque chose de l’origine du monde dans ses personnages, comme s’il y avait un choc des titans. Aujourd’hui, les religions se cassent la gueule, ce qui nous oblige à nous réapproprier cette notion d’éternité. Comment s’approprier sa propre trace ? Tous les personnages sont dans l’écriture, au sens propre comme au sens figuré, de leur propre vie.
03 88 24 88 00 – www.tns.fr
À Paraître, en septembre : Howard Barker, Œuvres choisies vol.8, Ce qui évolue, ce qui demeure & Graves Épouses / animaux frivoles, Éditions Théâtrales (19 €)