Le maître-étalon

Photo de Benoît Linder pour Poly

Il est de ces rares artistes aimés par les jeunes gens de 3 à 103 ans et célébrés aux quatre coins du monde. Pour ses 85 printemps, plus de 85 dessinateurs rendent hommage, dans son musée strasbourgeois, à Tomi Ungerer, bad boy de l’illus. Entretien avec un éternel « anar », dont l’esprit vif vagabonde comme un crayon glisse sur la feuille.

Depuis vos débuts, votre style a beaucoup évolué…

[Il coupe] Vous revenez en arrière ? Le passé ne m’intéresse pas. Je vis dans le présent. Mais allez-y, posez vos questions.

 

Un dessin qui a les rondeurs du Nuage bleu pour les ouvrages jeunesse, un trait naturaliste dans vos années canadiennes ou le coup de crayon cruel des satires comme The Party : votre langage changerait-il en fonction des sujets traités et du public concerné ?

Je suis un “caméléoniste” : chaque sujet devrait avoir un style propre. Mais je ne dessine plus beaucoup car je fais surtout des collages et des sculptures. Je suis enfin fier de moi. J’ai continué à me perfectionner au cours de ma vie : mes premiers livres pour enfants sont très mal dessinés ! Il a fallu que l’on fasse un dessin animé des Trois Brigands pour que j’ose m’y replonger. L’ouverture du Musée qui m’est dédié m’a surtout permis, symboliquement, de tirer un trait sur mon passé. C’est vrai qu’il y a une innocence, une naïveté dans mes premiers dessins que je ne retrouve plus aujourd’hui car j’ai cherché à “trop bien” faire, à me diriger vers la perfection… qui est ennuyeuse ! Avec les collages, on peut taper plus dur ! J’en ai fait au moment de la Guerre du Vietnam, mais bon, mes œuvres politiques n’ont rien changé.

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Photo de Benoît Linder pour Poly

Vous ne vous engagez plus ?

L’Histoire se répète toujours et on a tort de ne pas en tirer des enseignements. Je contribue à Philosophie Magazine où j’écris des textes et fais passer bien des choses, même si je suis dyslexique et que je n’ai pas le bachot. Je fais d’un adjectif un mot ou un verbe et traduis des expressions d’une langue à l’autre. J’aime l’expressivité de l’argot américain avec des phrases comme “when the shit hits the fan” (quand la merde atteint le ventilateur). Ça, c’est riche, on peut le sentir, le toucher, le voir ! [rires]

 

Pour vos 80 ans, une exposition hommage s’intitulait Tomi Ungerer et ses maîtres. Cinq ans plus tard, c’est une sorte de renversement de perspective qui s’opère. Être présenté comme le patriarche du dessin vous gêne-t-il ?

Ça me dérange terriblement d’être placé sur un trône ! J’arrive comme un pape et ça me met au-dessus des autres alors que tous les talents sont à valoriser. Chaque artiste devrait avoir son musée, au moins dans son village natal. Mes grandes influences sont Saul Steinberg, Ronald Searle et André François, que j’ai bien connu. Avant sa mort, son studio est parti en flammes : il n’y a plus rien, c’est un désastre ! Un désastre ! C’est pour ça que j’ai donné une partie de mon “travail” à Strasbourg. Je n’utilise pas le mot “œuvre”.

Jochen Gerner

C’est trop prétentieux ?

Je dis souvent : « Je voudrais que ma modestie soit aussi fausse que mon arrogance. » Très influencé par La Rochefoucauld, je suis plus un littéraire qu’un visuel en fin de compte : Gide, Jarry, Renard, Céline ou les deux premiers Houellebecq. Aujourd’hui, je ne lis plus d’auteurs français. Passionné par l’origine de la haine que j’étudie, je me suis tapé le volumineux journal de Goebbels. C’est très intéressant, dès le premier tome, il dit : « Ich muss Zurück zu meinen Dämonen » (« Il faut que je retourne à mes démons »). Il ne faut pas se laisser droguer par eux…

 

Friedrich Dürrenmatt, dans la préface de Babylon, dit que vous « n’imitez personne, mais utilisez beaucoup ».

Exactement ! Je ne peux pas m’arrêter d’utiliser des mots que j’entends ou des objets que je vois.

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Photo de Benoît Linder pour Poly

 

Vos collections vous influencent-elles ?

Bien sûr, mêmes celle de minéraux ! Ma collection de jouets est unique au monde. Mon grand chagrin est que la Ville de Strasbourg n’ait pas les moyens de l’exposer dans un lieu dédié. Ils ont une valeur esthétique, mécanique et historique : un des jeux montre des colonialistes français tirer des Indochinois par la natte…

 

À la fin de Jean de la Lune, cet “étranger” qu’on rejette, est renvoyé chez lui. Nous sommes loin du traditionnel happy end. Votre “non-angélisme” a-t-il contribué au succès de vos ouvrages.

Tous mes premiers livres pour enfants mettent en scène des animaux méprisés : vautour, rat, chauve-souris, pieuvre… Ce sont des livres de réhabilitation. J’ai créé un slogan pour le Conseil de l’Europe, « Tous différents, tous égaux » : on retrouve cette idée dans mes livres jeunesse. Il y a aussi une part d’autobiographie : Jean de la Lune pourchassé dans la forêt, c’est moi en Laponie, poursuivi par les patrouilles russes. Je collectionne les aventures et je les provoque, comme cette autre fois en Turquie, mais je ne peux pas raconter ça.

 

Vous en avez déjà trop dit…

À l’aéroport d’Izmir, j’avais très envie d’une cigarette, alors je me suis approché d’un homme qui fumait pour m’en rouler une. En Allemand, il m’a dit « Nicht Rauchen ! » « Et vous, alors ? », je lui réponds. Il me dit être le chef de la Police et donc avoir tous les droits. Je réplique que je suis inspecteur criminel français en lui tendant un papier tricolore du Consulat. Il m’a offert une cigarette et ses collègues sont venus me saluer, bien droits devant moi. Un de mes grands défauts et de ne pas réfléchir aux conséquences. Je me suis débarrassé de la haine, donc je ne fais pas ça contre les gens, mais parce que je suis anar sur les bords.

Photos de  Benoît Linder pour  Poly

Tomi Ungerer Forever, Musée Tomi Ungerer Centre International de l’illustration (Strasbourg), jusqu’au 19 mars 2017

www.musees.strasbourg.eu

> Exposition à la Karlshochschule (Karlsruhe), jusqu’au 9 décembre

www.ccfa-ka.de

> L’invité d’honneur de la 14e édition d’Art Karlsruhe (16-19/02) est le Musée Würth qui présentera une grande exposition dédiée à Tomi Ungerer

www.art-karlsruhe.de

Parution en français des décapantes Pensées secrètes aux Cahiers dessinés (20 €)

www.lescahiersdessines.fr

Parution du portfolio Le répugnant Père Noël édité par l’Imagerie d’Épinal

www.imagerie-epinal.com

 

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