À Berne, Chaïm Soutine fait voyager le visiteur À contre-courant dans des univers picturaux marqués du sceau du tourment.
Débarquant à Paris en 1913, Chaïm Soutine (1893-1943), qui a grandi dans une famille juive orthodoxe installée dans un shtetl d’un pays qui ne se nomme pas encore Biélorussie, s’installe à La Ruche. Dans l’effervescence artistique d’alors, il ne se convertit pas aux canons en vogue, demeurant figuratif, tendance expressif tourmenté. Si son ami Modigliani étire les corps avec raffinement, lui les déforme en des lignes convulsives et vibrantes. En témoignent nombre de portraits montrant des gens du peuple : une Tricoteuse (1924-25) au regard de folle voisine avec une Vieille Fille (vers 1920), dont la beauté s’est fanée, mais transparait encore dans un visage qui fait penser à un pruneau rabougri, ou un Groom (1925) malingre, évoquant un pantin désarticulé irradiant de spleen. On découvre un artiste fasciné par ce que d’aucuns ont nommé avec mépris « les gens qui ne sont rien » : extraordinaire Cuisinier de Cagnes (vers 1924) ou Tzigane (1926) mélancolique.
Avec sa palette de douleurs, grâce à de puissants empâtements, le peintre semble saisir l’âme d’une humanité en marge, entre représentation d’une classe sociale et plongée dans une psyché angoissée… La sienne, plus encore que celle du modèle, puisque le chagrin est tapi au plus profond de lui depuis son plus jeune âge, période à laquelle se niche la matrice de sa création : « J’ai vu une fois le boucher du village trancher le cou d’une oie et laisser s’écouler le sang. Je voulais crier, mais son air joyeux me nouait la gorge. Ce cri, je le sens encore là. Lorsque j’étais enfant et que je dessinais un mala- droit portrait de mon professeur, j’essayais de me libérer de ce cri, mais en vain. Lorsque je peignais une carcasse de bœuf, c’était toujours ce même cri dont je voulais me débarrasser. Je n’ai pas encore réussi », écrivit-il. Ce cri silencieux plane sur les carnations des visages qu’il peint. Il plane aussi sur des paysages en lambeaux, comme ses Maisons (vers 1920-21) dont les ondoiements n’ont rien à voir avec la jubilation d’un Hundertwasser, tendant plutôt vers la sombre angoisse des vues expressionnistes du Cabinet du docteur Caligari, film de Robert Wiene qui leur est contemporain. Il plane plus encore sur des natures mortes mortifères inspirées de Chardin (Nature morte aux harengs, 1916 ; elle annonce curieusement l’ascétisme des premiers tableaux de Bernard Buffet) ou Rembrandt (les chairs sanguinolentes du Bœuf écorché, vers 1925), découverts au Louvre. On n’est guère surpris de savoir que la peinture de Chaïm Soutine fascina les Expressionnistes abstraits – le dialogue proposé avec Willem de Kooning au Musée de l’Orangerie, en 2022, en fut une belle illustration –, tout autant que Francis Bacon.
Au Kunstmuseum Bern, jusqu’au 1er décembre
kunstmuseumbern.ch
> Visite guidée en français 22/10 (18h30)