Le Jardin des délices présenté au Maillon de Strasbourg
Créé dans le décor naturel de la Carrière de Boulbon au Festival d’Avignon, Le Jardin des délices de Philippe Quesne voyage en salle, avec son bus en rade et sa communauté seule au monde.
Un toast « à qui nous savons, à ce qui nous reste à découvrir ». Et « à tous les êtres qui ressemblent aux inondations ». Réunis autour d’un immense oeuf de dinosaure pour un dernier adieu, voici le type de célébration qu’élabore la petite communauté d’humains dirigée par Philippe Quesne. Pour les vingt ans de sa compagnie, il les catapulte une nouvelle fois au milieu de nulle part. Après une clairière sous la neige (La Mélancolie des dragons) ou un étang (Swamp Club), le bus blanc en panne sèche, que les comédiens poussent jusqu’au milieu de la carrière, est le premier indice de fin des temps du maître scénographe. Ses univers ont toujours une plastique sur un fil, entre superbe et bricole. Et il lui faudra transposer au théâtre l’immensité minérale de la falaise rocheuse – le personnage principal de ce Jardin des délices – pour la tournée de la pièce. Pas de quoi faire peur à celui qui s’est toujours amusé à s’inspirer des peintres : L’Escamoteur de Bosch, mais aussi Patientia de Bruegel, Goya ou Dürer. Comme eux, il dépose des motifs dans un paysage, compose un minimalisme des actions où dominent une lenteur contemplative et des interprètes économes en gestes et en mots, quitte à dérouter.
La pièce débute comme un premier pas sur la lune. L’inquiétude d’un changement d’époque est palpable : passage du Moyen Âge à la Renaissance ? Anthropocène sans avenir ? Chez Quesne, le spectateur voyage par accident dans des trames souterraines qui, rarement, remontent à la surface. On ne suit pas une histoire, on vit la banalité de ses personnages. Quitte à s’ennuyer parfois, même si l’humour n’est jamais loin. Un temps, chacun rêve que tout s’emballe, entre Paradis et Enfer, comme dans le tableau foisonnant de fantastique et de fantasque de Bosch. Mais la patience est de mise. À y regarder de plus près, ce bus-régie sonorisé, qui se démonte et se pousse à bout de bras, permet bien des choses, devenant scène ou abri. Des cercles de parole réunissent les membres de la communauté – qui négocient tout, avec l’accord de tous – aux looks improbables : des cow-boys dégingandés, échoués là avec chapeaux, bottes et perruques longues seventies, recourant à la musique et la poésie pour toucher à un certain mysticisme unificateur. Sur des chaises en plastique, un air de Purcell tutoie un sonnet shakespearien, une chanson de José Mário Branco voisine avec Dante, les textes de Laura Vazquez (Goncourt 2023 de la Poésie) tiennent la dragée haute à Perec dans ce qui prend les atours d’une thérapie collective cocasse : « Les cannibales ontils des cimetières ? Est-ce que trop loin à l’est, c’est l’ouest ? » Reste que ces hommes et ces femmes font naître des images qui nous tiennent : une traversée tel un fildefériste sans fil, une chaise en plastique en équilibre sur le menton, une diatribe pourfendant l’époque devant un pupitre de valises alors que la colère des éléments gronde… Comme si le réel n’existait que par son invention et sa réinvention. Perpétuelles.
Au Maillon (Strasbourg) jeudi 12 et vendredi 13 octobre
maillon.eu