Le caméléon qui fait non
Peint sous toutes les coutures, y compris la peau, l’artiste chinois Liu Bolin se prend en photo dissimulé dans des lieux de pouvoir emblématiques de l’Empire du milieu, mais aussi de symboles de la modernité économique. Son travail, toléré par la République Populaire de Chine fait le tour du globe et montre un homme seul au milieu du chaos du monde, mis en scène, dénoncé et, paradoxalement, exhibé.
Peintre caméléon, vous gardez les traces photographiques de vos disparitions, d’un effacement volontaire vous permettant de révéler ce qu’on ne voit plus ?
La première inspiration de mon travail relevait d’une sorte d’inadaptation à la société moderne ainsi que d’une protestation silencieuse contre la destruction, en 2005, des ateliers d’artistes du Suojiacun Village où je vivais et travaillais, dans le nord de Pékin. J’étais pour la première fois directement touché par les choix du gouvernement. Mon travail consiste à réveiller les consciences, à tourner le regard des gens vers l’histoire que nous construisons ensemble mais aussi vers le type de société dans laquelle nous vivons. Le développement de la Chine est très important pour le pays. Mais il s’accompagne aussi de profonds dégâts sociaux. Je sème l’idée qu’il y a d’autres voies de développement. En mettant mon propre corps en scène, je signifie à chacun que c’est ce que produisent les hommes qui nous met en danger de disparition.
Vous avez une grande conscience écologique, mais aussi historique, tournée vers l’humain…
Les trois mille dernières années de civilisation semblent illustrer comment les êtres évoluent dans la destruction de leur environnement et dans l’exploitation d’autrui. Le coût de cette brillante civilisation humaine ? Les hommes oublient qu’ils sont encore des animaux, ils oublient leurs propres instincts mais aussi qu’ils doivent toujours penser à comment survivre. Alors que l’humanité se réjouit de son développement, sa propre avidité creuse sa tombe. Plutôt que de dire que nous jouons un rôle clé, il serait préférable de dire que nous sommes simplement en train de nous assassiner avec nos propres mains.
La faute en incombe à cette course effrénée vers le développement économique, en Chine comme ailleurs ?
Le sens d’être humain est aujourd’hui troublé par le développement économique. Le corps disparaît avec la mort mais ce qui est, lentement, affaibli par la course au progrès, c’est l’esprit. Parce que la pensée est le sens de la vie, la mort de ce dernier est plus terrible encore. Les guerres dans la première moitié du XXe siècle et les changements dans l’économie mondiale dans la seconde ont affaibli notre capacité à créer du sens. Directement ou indirectement, volontairement ou à contrecœur, les êtres humains, qui pensaient être les maîtres sur Terre, sont maintenant contrôlés par les forces de la nature.
Parfois, je trouve chanceux de ne pas être né dans les années 1950. Les gens de cette génération ont tout connu : le culte de masse du président Mao, la Révolution culturelle, un manque d’éducation à l’Université, le « bol de riz en fer », le logement public puis la propriété privée des maisons individuelles, les enfants qui vont à l’école à leurs propres frais et ainsi de suite. La force de la culture et de la tradition peuvent influencer la pensée de toute une génération. Aujourd’hui, les visions du monde sont différentes. Chacun décide de son propre chemin pour communiquer avec le monde extérieur. Je choisis de me fondre dans l’environnement. Plutôt que de dire que j’y disparais, il serait plus juste de dire que l’environnement m’a mangé et que je ne peux choisir d’être actif ou passif. Dans un contexte où le patrimoine culturel est mis en avant, la dissimulation n’est en réalité pas une manière de se cacher.