Le Bruit et la Fureur
Pour sa première création depuis sa sortie de l’École du Théâtre national de Strasbourg[1. Membre de la promotion 2010 (Groupe 38), section mise en scène – www.tns.fr], Pauline Ringeade choisit Les Bâtisseurs d’Empire ou Le Schmürz de Boris Vian. Une pièce profondément engagée, âpre et gorgée d’humour. Rencontre au Taps Scala, au cœur des répétitions de L’iMaGiNaRiuM Collectif, avant la première à la Comédie de l’Est.
Cette pièce raconte l’étrange histoire d’une famille (accompagnée d’un “personnage défouloir”, le Schmürz) fuyant un Bruit en se barricadant à l’étage supérieur, toujours plus à l’étroit. Vian nous convie dans l’enfer(mement) de la tête du père…
Tout à fait, l’espace scénique est un espace mental, une matière concrète qui ressemble au réel. Il y a des portes sans mur qu’on peut ouvrir et fermer. Petit à petit, elles ne s’ouvrent plus, ce qui correspond, à chaque fois, à la disparition d’un personnage (le voisin, la mère, la bonne…). Le père finit sans issue, seul face au Schmürz, dans sa propre tête.
Vian a l’art d’instiller de l’étrange dans le quotidien, lui conférant une savoureuse dose d’humour. En même temps il joue du contre-pied : le père est équarisseur – clin d’œil à L’Équarrissage pour tous[2. Une autre pièce de Boris Vian, écrite en 1947, qui se déroule le jour du Débarquement, à Arromanches] – un métier terrible : « Un peu comme sculpteur mais en plus vivant » dit-il !
Cette réplique clé nous renseigne sur ce qu’il était avant. Il a été militaire, équarisseur à Arromanches, un des lieux du Débarquement. Autant de pistes à avoir en tête. D’autant que le père de L’Équarrissage pour tous est redoutable : il équarrit les bêtes, mais aussi les soldats qui trainent.
Qu’est-ce que ce Schmürz ? Le symbole du contexte d’écriture de la pièce : la guerre d’Algérie ? L’inconscient ?
Dans les conversations, au lieu de rentrer dans le débat, de poser les questions qui fâchent et d’y répondre, chacun maintient un rapport poli, assez codé socialement. Quand ça coince, on le déporte sur le Schmürz. Nous lions ce personnage à la vie du père : au troisième acte, on comprend qu’il a un passé militaire auquel il entretient un rapport quasi amnésique, comme à lui-même. Il s’est réalisé socialement, a bâti son empire en conflit avec ce qu’il pouvait être comme homme, car il est profondément antimilitariste. Comment se construire lorsqu’on est embarqué par quelque chose nous détruisant en même temps ?
Nous avons tous un Schmürtz qui sert d’exutoire quand ça ne va pas ?
Il y a quand même un type qu’on torture dans un coin d’un bout à l’autre et qui finit par dire « Je ne savais pas, je ne savais pas. » On pense à ceux qui ont pratiqué la torture sans savoir tout à fait ce qu’ils étaient en train de faire. Mais on conserve le choix, même sous les ordres d’un autre… Cet acte l’a peut être aidé à se construire socialement, mais il ne s’en remettra pas. Il va vivre avec ce fantôme toute sa vie. Malgré un grand appart’ et le confort moderne, la famille ne s’en débarrassera pas… Ils ne peuvent plus se parler en se regardant en face.
Le pluriel du titre élargit le propos : les empires se bâtissent-ils toujours au mépris des autres humains (l’immigré, ses pairs, sa famille) et de soi ?
Chaque empire personnel concourt à bâtir l’empire national. Si on pense à une logique militaire ou de multinationale, la raison d’État peut être un très bon argument pour faire les pires d’horreurs… La pièce conte l’histoire d’un traumatisme familial, un événement qui change tout avant ce qui nous est donné à voir. Vian l’écrit en 1957. On pense aujourd’hui à la torture en Algérie, mais ce n’est pas si évident pour les consciences de l’époque. Vian considère à juste titre que toute guerre ou colonisation ne se déroule jamais sans torture et extrême barbarie. L’homme est un loup pour l’homme et il scie la branche sur laquelle il est assis. Cette contradiction fait qu’on peut bâtir des empires sur des Schmürz, en toute assurance.
Dans la pièce, il prend de véritables tannées. La violence est dérangeante mais aussi très drôle. Comment rendre cela sur scène ?
Le côté répétitif et exagéré de ces scènes est drôle. La violence surgit sans prévenir donc nous travaillons sur son illusion qui nous surprendrait. Il y en a tellement qu’il faut réussir à ne pas se lasser ni s’y habituer. Pour le moment notre objectif n’est pas de rendre cela drôle. Lors des lectures à la table, on se prenait à rire et à se demander pourquoi ? Car c’est horrible. On se fait prendre nous-mêmes à ce jeu alors qu’il est dérangeant de rire de cette violence. On a pensé aux soldats d’Abou Ghraib, tout contents de se prendre en photo avec les prisonniers dans des positions humiliantes. Ça devait les faire marrer. Mais en tant que spectatrice, j’aime assez peu être prise en otage, qu’on me dise : “Alors, tu rigoles ? Espèce de monstre !” Je déteste être accusée de tous les maux du monde car on ne vient pas là pour recevoir un cours de morale.
Qu’est-ce que représente pour vous le Bruit dont la famille a tellement peur ?
Les didascalies de Vian sont tout sauf sonores, plutôt de l’ordre de la sensation. Ils ont tellement peur du Bruit qu’ils montent d’un étage, laissant un peu d’eux à chaque fois. Ils disent ne pas trop savoir ce que c’est mais qu’il est plus prudent de le fuir ! Plutôt commode d’avoir peur d’une chose que l’on ne connaît pas. Comme ça on ne s’occupe pas de la chose vraiment dangereuse au milieu de nous. Ils refoulent tout. La texture du Bruit est encore en travail, il nous semble intéressant qu’elle ne soit pas identifiable…
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