La tête de l’effroi

Têtes rondes et têtes pointues de Bertold Brecht, mis en scène par Christophe Rauck © Anne Nordmann

Au pays de Yahoo – référence aux Aventures de Gulliver, pas au site Internet – la colère monte. Divisant pour mieux régner, le Vice-Roi monte les Tchouques, têtes rondes, contre les Tchiches, têtes pointues désignées responsables de tous les maux. Têtes rondes et têtes pointues, un « conte noir » de Bertolt Brecht, mis en scène par Christophe Rauck. Entretien.

Pourquoi cette pièce sombre sur la brutalité du monde arrive-t-elle maintenant ?
Je l’ai lue juste après avoir monté Le Cercle de craie caucasien, en 1996. Cette pièce est en chantier, écrite pendant l’accession au pouvoir d’Hitler. Alors que certains disent « Aux armes », Brecht lance « Tous aux stylos ». Je n’étais alors pas prêt à m’emparer de ce texte combatif. Récemment, son rapport avec la réalité s’est imposé à moi.

Brecht décortique, à la manière de Machiavel, l’instrumentalisation du pouvoir par les classes dominantes. Qu’est-ce qui vous meut le plus : sa dimension politique dénonçant la démagogie sociale des nazis et le racisme ou la critique des mécanismes du capitalisme ?
Les deux, forcément, car l’un raconte l’autre. Brecht n’a pas pu anticiper la Shoah. Têtes rondes et têtes pointues est écrite en 1934. En 1941, Arturo Ui sera sa véritable critique en règle du fascisme et des horreurs du nazisme. J’ai souhaité décontextualiser mon travail. Tout a tourné plus mal que Brecht ne le pensait, ce qui n’enlève rien à la force et à la justesse du mécanisme du pouvoir capitaliste qu’il décrit. Ce dernier désigne des boucs émissaires pour démonter la révolution en cours. Si on rattache la pièce aux années 1930 et à la chasse aux Juifs, elle part ailleurs. Iberin (devenu gouverneur temporaire suite à la vraie-fausse fuite du Vice-Roi devant la révolte qui gronde, NDLR) est étonnamment moderne. Il y a un vide de pensée derrière lui, comme bien souvent aujourd’hui. Et lorsque c’est le cas dans les affaires courantes, on rebascule irrésistiblement vers des choses douteuses et scandaleuses.

Vous choisissez de ne pas actualiser la pièce avec des références directes à l’actualité, pourtant riche en procédés similaires à ceux de la pièce, avec la stigmatisation des Roms et des musulmans par le gouvernement français. Pourquoi ce choix de la fable plutôt que du réel ?
Nous n’en avons pas besoin car le public fait le trajet tout seul. La pièce est écrite comme une fable. Cette dimension est nécessaire pour regarder d’un œil critique les événements en cours, faire travailler l’imaginaire, rire et susciter l’empathie. Sans elle, la pièce s’effondre.

Dans le pays de Yahoo, la société est sclérosée, sans avenir. Les deux jeunes premières de la pièce, Nanna et Isabella, se font exploiter, l’une par une mère maquerelle, l’autre par la mère supérieure d’un couvent. Le monde décrit est-il désespéré ?
Oui, totalement. Pour moi, ce sont elles les victimes. On n’en fait pas une tragédie, mais on voit ce monde masculin et brutal dans lequel l’homme devient une marchandise pour l’homme. La femme, qu’elle soit riche ou pauvre, est sacrifiée. La brutalité de la pièce raconte quelque chose de l’humain et de notre société. Brecht réalise une pirouette avec le groupe révolutionnaire de la Faucille. Nous ne pouvions ouvrir cette fenêtre vers le communisme car c’est un mur. Nous la gardons simplement comme le symbole d’une révolte idéologique.

Têtes rondes et têtes pointues de Bertold Brecht, mis en scène par Christophe Rauck © Anne Nordmann

La pièce balance sans cesse entre une incroyable férocité et un grotesque salvateur. Comment s’emparer de cela : par le jeu ou par des trouvailles scénographiques ?
On s’est questionnés sur la représentation formelle des têtes rondes et des pointues. Pour moi, la pièce renvoie plus aux Hutus et Tutsis qu’au génocide des Juifs en Allemagne. C’est plus proche de nous et de la fabrication d’une opposition entre deux peuples. Toute politique raciale de mise en avant de boucs émissaires se base sur ce type de différences morpho-psychologiques. À côté de ça, Brecht insiste sur l’importance des costumes pour formaliser l’opposition riches / pauvres. La pièce est forte de ce qu’on voit au premier abord et de ce que l’on ne voit pas. Le tout se fond dans des décors simples, sans abstraction, comme des ardoises magiques qui s’effacent. Avec les comédiens, nous travaillons physiquement sur les attitudes, comme souvent dans l’art du jeu des acteurs chez Brecht. Le grotesque se loge dans les formes, les chansons et les décalages qu’elles amènent donnent un mouvement de respiration propre à la fable dans ce « conte noir ». Pas question de tomber dans La Nef des fous, d’ailleurs rien de mieux n’a été fait pour condamner le nazisme que Le Dictateur de Chaplin : ne pas trop se prendre au sérieux permet de ne pas être étouffé par la “grande histoire”.

Vos comédiens sont affublés de masques. Quelle utilisation en faites-vous ?
Ce sont des masques souples qui effacent les visages. Neuf comédiens interprètent une trentaine de rôles donc le travail sur les costumes, les têtes plutôt rondes et les autres pointues, permet d’oublier les visages et de faire en sorte d’accepter plus aisément le passage d’un rôle à l’autre.

Comment le public réagit-il à cette pièce engagée sur une période trouble ?
Elle ne laisse pas indifférente. Certains en sortent galvanisés, d’autres troublés que l’on en parle de cette manière. Brecht a cette énergie qui nous fait sentir qu’il se sert du théâtre, qu’il y croit comme un instrument propre à changer le monde. Il nous offre un rabot, un ciseau et des clous. À nous d’en faire bon usage.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 13 mars au 1er avril 2012 – 03 88 24 88 24 – www.tns.fr

À Mulhouse, à La Filature, du 3 au 7 mai 2011
03 89 36 28 28 – www.lafilature.org

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