La musique du tout-monde
Compositeur et pianiste, Thierry Pécou est en résidence à Metz : musicien voyageur, explorateur de l’espace et du temps, il nous fait découvrir toutes les facettes de son art à L’Arsenal.
Février 2013. Dans l’acoustique parfaite de la Salle de l’Esplanade résonnent des notes venues du fond des âges : y est donné Ñawpa (1999) de Thierry Pécou (né en 1965), pièce imaginée à partir de « l’analyse d’une collection de flûtes préhispaniques des Andes conservée à Berlin ». Il ne s’agit cependant pas d’une « reconstruction de sonorités oubliées, mais de la tentative de suivre une trace, invitant l’auditeur à une méditation poétique sur le temps ». Dans cette archéomusicologie onirique apparaît un des fondamentaux de l’art du compositeur : une attirance pour les sonorités extra-européennes à l’image d’un de ses prédécesseurs, François-Bernard Mâche Sans doute est-ce, en partie, une forme de réaction à cinq années d’études au Conservatoire de Paris et à la « pression esthétique enfermante » du milieu des années 1980 où le tout-puissant sérialisme, imposait ses canons : « Une génération d’enseignants développait l’idée de la “table rase”, une musique qui ne devait avoir aucun rapport avec ce qui avait existé auparavant. » On en est très largement revenu…
Composer Chine ancienne, Grèce antique, Tibet éternel, Amérique précolombienne, immense et mystérieuse Amazonie… L’œuvre de Thierry Pécou se nourrit de cultures éloignées dans l’espace et le temps, de ce “Tout-monde” forgé par Édouard Glissant pour désigner « notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la “vision” que nous en avons ». Le compositeur aux racines antillaises a fait sienne cette définition du poète martiniquais disparu en 2011, cherchant sans cesse à « dire le monde, c’est-à-dire à mieux connaître ses musiques pour les retraduire avec les éléments de mon langage et les instruments de l’orchestre traditionnel. » Lorsqu’il a rencontré les textes de Glissant, « ce fut un choc. J’ai eu le sentiment d’y lire la théorisation de ma propre démarche » faite d’imprégnation des autres cultures, tout en préservant une certaine distance, pour ne pas s’y noyer. « Ma chance est d’avoir eu un bagage sonore très identifié, d’être ancré dans un paysage déterminé tout en étant conscient du monde environnant. Il faut savoir rester soi-même et respecter l’opacité de l’autre : voilà l’indispensable condition de la vraie rencontre. » Ce n’est du reste que récemment qu’il a commencé à travailler avec des instruments venus d’ailleurs, confrontant in vivo musiques écrites et non-écrites dans SEHEL pour rabab, derbouka et sept instruments (2013). De ce rhizome multifocal émerge une évidente dimension politique : dans Passeurs d’eau (2004), par exemple, cantate amazonienne sur des chants amérindiens, existe la volonté de montrer que « ces cultures ont été occultées, niées et détruites par les Européens au seizième siècle ». Avec Outre-mémoire (2003) c’est un regard violent dans son essence et délicat dans son expression qu’il nous propose sur l’esclavage.
Interpréter Cette “musique monde”, on la découvrira avec la création d’Orquoy, page pour grand orchestre dont le titre est un mot quechua signifiant « composer, en tout cas si on le traduit dans nos codes de langage. Il désigne plus précisément l’action d’un intercesseur entre des forces surnaturelles et les hommes, une sorte de chamane. » Dans cette partition se retrouve également la dimension physique qui habite une musique « demandant à l’interprète un puissant investissement corporel », une virtuosité revendiquée qui demeure cependant dans les limites de la jouabilité. Également pianiste, Thierry Pécou est familier de cette promenade sur le fil du rasoir… Une “double casquette” où le même homme accomplit le geste créateur et sa concrétisation instrumentale, s’inscrivant dans une tradition, « un rapport très normal à la musique jusqu’au milieu du vingtième siècle, où les deux activités se séparent ». C’est pour cela qu’il joue dans des formations qu’il a créées, Zellig tout d’abord (fondé en 1998, il en est directeur artistique jusqu’en 2009) en référence au film de Woody Allen mettant en scène un “personnage caméléon” se laissant imprégner par son environnement immédiat. Lui a succédé l’ensemble Variances, « plate-forme entre création contemporaine et musiques de l’oralité » que l’on entendra à Metz dans un programme intitulé Cri selon cri – Cry by cry, un « portrait croisé de deux compositeurs-interprètes, de deux continents sonores », celui de l’Américaine Lisa Bielawa et de Thierry Pécou avec ses Machines désirantes (2009), pièce pour une fois non identifiée territorialement et spatialement. Une autre escapade aux confins de ce Folklore imaginaire, mais toujours le fruit d’un « processus de translation du vécu du voyage vers la partition ».
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