La mort aux trousses
L’exposition L’Œil du collectionneur du MAMCS, convie à une indiscrète intrusion dans diverses collections privées. Souhaitant conserver son anonymat, celui que nous appellerons Mister Mystère accumule des œuvres dont le fil rouge est la fuite du temps. Il nous présente ses acquisitions.
D’une élégance que l’on qualifierait volontiers de british, Mister Mystère est un prêteur anonyme ayant accepté de se séparer temporairement d’œuvres ornant les murs de sa demeure pour les besoins de l’exposition du MAMCS. Il nous attend à l’entrée de la salle dédiée à sa collection personnelle (répondant à la thématique de Passages), placé sous un néon bleu, du genre de ceux que l’on trouve en devanture des magasins. Il rappelle, d’une écriture tremblotante (celle de la mère vieillissante de l’artiste, Claude Lévêque), cette pénible évidence : « Vous allez tous mourir » ! Bienvenue dans l’univers d’un féru d’œuvres traversées par la question du temps qui file, parfois nimbées d’une étrangeté aussi brumeuse qu’une pièce d’Olafur Eliasson. Nous découvrons notamment une série de photos du plasticien danois montrant l’atterrissage d’un avion, « une descente vers l’inconnu, l’infini ».
Une drogue dure
La collection de Mister Mystère et son épouse compte une centaine de pièces achetées après réflexion et concertation. « Jamais sur un coup de tête », insiste notre hôte : cette passion commune pour l’art d’aujourd’hui est coûteuse et nécessite occasionnellement une demande de crédit auprès d’un banquier, pas toujours sensible à la chose artistique. Pourquoi s’être lancé dans cette aventure onéreuse, empêchant le couple de partir en vacances (une question de priorité budgétaire) ? Le désir de possession d’œuvres qui les touchent profondément, de pièces souvent « complexes », ayant des qualités plastiques, certes, mais qui continuent à les interroger parfois 25 ans après leur acquisition. Le tandem évoque « l’excitation » liée à la recherche de LA pièce, sa laborieuse conquête et, une fois l’œuvre installée à la maison, l’enthousiasme « qui retombe comme un soufflet ». Mister Mystère s’avoue « accro », mais ne ressent nul besoin d’entamer une rehab pour se désintoxiquer de sa collectionnite aigüe. « Nous sommes dans un autre monde : le marché a explosé en 25 ans, empêchant ou rendant totalement irraisonnables » l’achat de grandes signatures, comme Sophie Calle ou Gabriel Orozco, déplore celui qui ne spécule jamais.
La mort vous va si bien
Au MAMCS, nous ne serons pas étonnés de découvrir une toile d’On Kawara qui, à partir de 1966, dédia son travail aux Date Paintings, peignant inexorablement des dates, celles de la réalisation de ses toiles, matérialisant ainsi plastiquement le temps qui passe. Méticulosité, rigueur, répétition du geste… En 1965, Roman Opalka – autre plasticien présent dans la collection de Mister Mystère – commence à recouvrir la surface sombre de ses toiles en inscrivant à la peinture blanche des chiffres partant de 1 et allant vers l’infini. Le tableau suivant reprend les choses où elles se sont arrêtées précédemment, éclaircissant subtilement, à chaque nouvelle réalisation, l’intensité du fond. Selon Catherine Millet, dans L’Art contemporain en France (Flammarion), « l’œuvre est un lent cheminement vers l’invisible, mais ce n’est pas l’invisibilité qui en marquera le terme, c’est la mort de l’artiste ». Roman Opalka décède en 2011, laissant son projet (forcément) inabouti. Est exposé ici une variante de ce travail, réalisée à l’encre de chine sur une feuille de papier, durant ses pérégrinations.
This is the End
Mister Mystère possède également une pierre tombale (non exposée au MAMCS) de Maurizio Cattelan sur laquelle est écrit The End ou encore des Thanatophanies d’On Kawara (à découvrir au musée), série de gravures d’après dessins à la mine de plomb représentant le visage de victimes des radiations post-Hiroshima et Nagasaki. Des “apparitions de la mort” qui n’effrayent pas le médecin généraliste strasbourgeois collectionnant exclusivement des œuvres portant sur la mémoire (il possède « un Boltanski », artiste qui base son travail sur ce thème), le passage de la vie au trépas… « C’est peut être un problème psychanalytique », s’amuse notre guide, « mais je suis attiré par cette thématique et cherche des œuvres qui en traitent. C’est sans doute dû à ma profession… Je connais beaucoup de gens qui se croient immortels. Personnellement, je n’ai pas peur de regarder la mort en face », affirme-t-il en examinant son reflet flouté pris dans le miroir recouvert de peinture métallisée par Bertrand Lavier. « Après notre mort ? La collection reviendra à nos enfants qui, j’imagine, vont la revendre. » Ce qui semble peu lui importer…
L’Œil du collectionneur, neuf collections particulières, focus 2 (Lionel Van der Gucht, Madeleine Millot-Durrenberger, Jean Brolly, collection privée 2), du 10 décembre au 26 mars, au MAMCS (Strasbourg) www.musees.strasbourg.eu Exposition dans le cadre de la manifestation Passions Partagées, au cœur des collections rassemble diverses expositions ayant lieu jusqu’au printemps 2017. Lire article sur Le Cabinet des merveilles (quinze années d’acquisitions des dix Musées de la Ville de Strasbourg) Expositions en deux parties, L’Œil du collectionneur, neuf collections particulières, focus 1 & 2