La Mort aux trousses

Photo de répétitions © Pierre Grosbois

La metteuse en scène Catherine Marnas crée Sallinger, avec une partie des comédiens de la troupe permanente du Théâtre national de Strasbourg et de sa propre compagnie Parnas. Dans cette pièce énigmatique et poétique, Bernard-Marie Koltès[1. Bernard-Marie Koltès (1948-1989) a été pensionnaire de l’École du TNS, section mise en scène et régie, au début des années 1970] traverse l’œuvre torturée de Jérôme David Salinger[2. L’écrivain américain Salinger (1919-2010)] : une famille éclatée entre troubles générationnels autour de la guerre du Vietnam, refus du monde et perte d’un être aimé.

Koltès empoigne les thèmes chers à Salinger (refus du passage à l’âge adulte, conflit entre désirs intérieurs et réalité du monde…), sa vraie-fausse désinvolture ou cet “air de rien” qu’il traverse de son écriture à lui, plus sombre…
On retrouve cette distance mélangée avec quelque chose de très koltésien : des propos nocturnes, comme des pulsions d’inconscient, des choses se réglant dans un rêve. Anna bousculant son frère en se réjouissant faussement qu’il parte à la guerre et en se lançant dans un superbe plaidoyer d’amour dans la ligne qui suit ! Sa langue du débordement très subtile mêlée à un air de rien presque phatique provoque une drôle de position.

JD Salinger Portrait Session, San Diego, le 20 novembre 1952 © Antony Di Gesu/San Diego Historical Society/Hulton Archive Collection/Getty Images

Qu’est-ce qui vous pousse à nous confronter à cette histoire sur la jeunesse du milieu des années 1960, sa quête de repères et de raisons de vivre alors que pèse la menace de l’incorporation pour le Vietnam, le conflit générationnel avec leurs parents ?
Nous avons oublié quel bouleversement cela a été. Les années 1968 / 70 ont été un vrai choc. Une génération a dit non, refusant d’obéir à l’ordre immuable que véhicule Al, le père, disant que c’est leur tour maintenant et qui ne comprend pas qu’ils ne veuillent pas aller se battre au Vietnam. Les jeunes d’aujourd’hui portent les icônes de ce refus sur leurs t-shirts mais ne se rendent pas compte de ce que ça a été. Cette pièce pose un calque sur le XXIe siècle où le pacifisme n’est plus le même. Contre le Vietnam, les appelés refusaient d’être de la chair à canon. Aujourd’hui c’est beaucoup plus flou : on se pose la question des “guerres justes” comme en Irak, en Syrie… J’interroge cette différence d’horizons et de refus.

Photo de répétitions © Pierre Grosbois

La pièce est dure, commençant après le suicide du Rouquin, le fils lumineux, le plus brillant de la famille. Suivra celui d’Henry, un ami de son frère Leslie, dans un refus ultime de l’incorporation. Il y a à la fois une grande douceur dans les longs monologues intérieurs des personnages qui jalonnent le texte et une âpreté…
Bien sûr qu’une pièce dont la dernière image sera celle d’un homme se tirant une balle dans la tête questionne. Elle parle du deuil, de ce rapport à la mort qui nous est commun à tous, posant la question du sens de notre vie. J’aimerais que nous arrivions à ce que ces bulles d’inconscient que sont les monologues des personnages expriment pour nous ce que l’on ne sait pas ou n’ose pas dire. Que cela constitue une grande douceur de consolation entre les comédiens et le public. Dans la vie de tous les jours, nous n’y pensons guère. Ce refoulement crée des abcès, voilà la fonction du théâtre dont parle Artaud, comme le fond d’un étang où il y a des choses en putréfaction. Au bout d’un moment cela fait des bulles crevant à la surface nous soulageant de quelque chose.

On ne peut qu’être touchés par les mots que Koltès arrive à poser dans ses monologues sur l’incompréhension mutuelle des êtres, la perte de l’autre mais aussi d’une petite partie de soi. Comment mettre en scène ces moments rares au théâtre ?
Il faut trouver l’état de glissement dans lequel placer le spectateur pour qu’il puisse entendre ces mots glissés à l’oreille. On passe du réalisme d’un salon, proche d’un tableau de Hopper, mélange de solitude et d’hyper-réalisme, à l’onirique. Je cherche l’endroit de douceur que vous évoquiez pour toucher cette zone d’inconscient.

D’un point de vue scénographique, ancrez-vous la pièce dans les années 1960 ?
Nous ne sommes pas dans le réalisme, notamment vestimentaire. Je veux une impression de l’Amérique, quelque chose d’assourdi par le deuil et en même temps d’étrange. Il y aura un pont, car ils sont toujours en équilibre dans la pièce. Cette passerelle métallique en hauteur, assez froide, comme une lame crée une frontière tassant le salon qui se trouve au-dessous. Ils sont coincés dans leur immobilité.

Catherine Marnas © Benoît Linder pour Poly

La question de la normalité est posée par la mère qui ne comprend pas pourquoi ses enfants n’arrivent pas à se trouver normaux dans ce monde dont ils ne veulent pas…
C’est vertigineux car les parents sont eux-mêmes décrits comme à part. Koltès a saisi l’aisance de Salinger car cette question est la sienne : il a fait partie des premiers bataillons à découvrir les camps de concentration. Un choc dont il ne se remettra jamais. L’idée d’avoir vécu le cauchemar et de ne pas pouvoir le comprendre l’enverra en hôpital psychiatrique. Puis, il restera totalement reclus. Sallinger correspond à l’époque où Koltès est membre du PC, même s’il n’a jamais été un militant orthodoxe. Il a cette préoccupation des classes défavorisées, d’où les personnages de Henry et Carole qui dit des choses très belles sur cette famille cultivée qui se veut originale, « ceux qui ont tout » et qui « peuvent se permettre de gaspiller » alors que nous, qui sommes bêtes, n’avons rien, dit-elle à June.

Dans Lignes de failles, vous utilisiez de nombreuses projections vidéos. Allez-vous y avoir recours ici pour rendre l’ambiance de sons et d’images des oiseaux, leurs battements d’ailes finissant comme des mitraillettes, le côté sombre, flottant et fantomatique de la plupart des scènes non réalistes ?
Je me le suis interdit ici alors même que depuis 1986, je l’utilise dans mes spectacles. Il y aura une importance bien plus grande de la lumière et du son. La didascalie sonore des oiseaux et du battement de milliers d’ailes terminant comme le bruit de mitraillettes est un défi. La pièce sera sombre mais les comédiens devront être éclairés et rayonner presque de l’intérieur. La lumière et le son devront être musicaux, pour faire palpiter et pulser de manière très précise le rapport qui se créera entre le récit et notre inconscient.

Au Théâtre national de Strasbourg, du 20 novembre au 7 décembre
03 88 24 88 24 – www.tns.fr


Rencontre avec l’équipe et lecture de lettres de Koltès, samedi 1er décembre à la Librairie Kléber

Théâtre en pensées : discussion avec Catherine Marnas autour de Sallinger et projection du documentaire Koltès : Comme une étoile filante, lundi 3 décembre, au TNS

vous pourriez aussi aimer