La Mamma et les putains: Emma Dante au Maillon
Le Maillon accueille deux pièces d’Emma Dante qui nous confrontent, sans fard, à la Palerme d’aujourd’hui. Un huis clos funèbre et une “opérette amorale” débordante d’énergie : deux hymnes à la vie !
Le théâtre est un lieu des possibles où tout s’invente et se réinvente. La vie, le monde, le rêve, la beauté, la douleur… Un chemin auquel la metteuse en scène italienne Emma Dante préfère le réalisme. Sa rencontre avec la gravité date de la perte d’un frère dans un accident. Le sentiment, depuis, ne l’a plus quittée, jalonnant chacune de ses pièces. Emma Dante s’est essayée, un temps, à une carrière de comédienne dans la péninsule italienne. Mais le retour dans sa Sicile natale s’imposait pour fonder, en 1999, sa compagnie, Sud Costa Occidentale. « Palerme est mon théâtre et mon théâtre est Palerme », confie-t-elle en toute simplicité. Elle y pioche son matériau principal pour s’attaquer à des thèmes universels sans reculer devant les tabous de nos sociétés : les mystères des relations entre fratries, nos relations à la mort, l’existence, l’inceste, la violence, l’Église, la mafia… Au Maillon, elle nous embarque dans la Sicile des traditions avec la veillée funèbre de Vita Mia et la vie fracassée des Pulle, “les putains” en palermitain.
Crucifix et pyjamas
Dans un décor austère – un lit au milieu de la scène surplombé d’un crucifix –, une mère expose ses griefs à ses trois enfants vêtus de pyjamas. Gaspare, « un feignant », Uccio, « à moitié crétin », et Chicco, « le plus jeune et le plus gentil », ne fait que de la bicyclette. Tous les quatre rejouent les moments passés, se remémorent fous rires et connivences, repoussant le plus longtemps possible le moment fatidique où l’un d’eux devra revêtir son dernier costume et s’allonger dans le lit, catafalque vide autour duquel Chicco tourne, pédalant de toutes ses forces comme pour rattraper cette vie qui lui échappe. Car c’est bien à sa veillée funèbre que nous assistons dans Vita Mia. L’émotion est palpable, les voix s’étranglent aussi soudainement que les larmes montent aux yeux de la mamma. Emma Dante entremêle subtilement présent et flash-back dans une succession de dialogues mère-fils et de pantomimes qui poussent l’émotion à son paroxysme lorsqu’elle habille tout de blanc son petit dernier et l’allonge auprès d’elle. Chicco se relèvera pour une dernière ronde, drôle et endiablée, tentant de capter l’énergie vive de ses frères en défiant la mort. Une ultime fête pour cacher sa peur avant l’inéluctable. Une déclaration d’amour intime et poignante, fragile, entre cris et silences, sur le fil…
Godemichés et dentelle
Le Pulle tranche radicalement avec cette épure. Comme protagonistes, trois fées, quatre travestis et un transsexuel. Tous habillés de la même manière : guêpières, longues plumes d’autruche, collants sur le visage et maquillage surabondant. Comme Kantor dans La Machine de l’amour et de la mort qui l’a marquée à jamais, Emma Dante accompagne ses comédiens sur scène, revêtue d’une robe chic. Elle y chante, micro en main, sur les musiques de Gianluca Porcu. Devant un rideau rouge sang, les scènes de violence ordinaires (pour ces prostitué(e)s des bas-fonds de Palerme) se succèdent. Parfois symboliques – la danse frénétique de l’une d’elles devant une voiture télécommandée, interprétant le Lac des cygnes pour échapper à ce violeur en Mini Cooper Bleue – mais aussi plus explicites lorsque les corps se détraquent, échappent à tout contrôle dans une effusion de godemichés et de poupées gonflables utilisés pour ce qu’ils sont. On aimerait croire que l’on assiste à un cauchemar éveillé quand, au détour des papotages et chamailleries des Pulle se maquillant en partageant leurs rêves, nous les entendons raconter leur quotidien et leur propre histoire : violence, viol, inceste, prostitution, anorexie, dégoût… Entre théâtre cru et ballet névrotique, cette “opérette amorale”, créée en février, impose à coup sûr la force d’une esthétique recherchée, des douleurs véritables. Ce voyage onirique dans leur enfer est toutefois, par son éparpillement et la profusion d’images qu’il génère, loin de la tension émotionnelle entretenue, couvée et portée aux nues de Vita Mia. Mais les voies de l’enfer sont impénétrables…
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