La grâce du genre
François Chaignaud traverse plusieurs siècles de musique traditionnelle et de danse espagnole dans Romances Inciertos, Un autre Orlando. Travestissements et personnages androgynes forment une seule et même figure se référant au fantastique Orlando de Virginia Woolf.
Devant des bandes de tapisseries renaissance, un air baroque nous saisit. Bandonéon, viole de gambe, théorbe (sorte de grand luth à cordes pincées) et percussions évoquent un temps étrangement lointain et pourtant familier, fruit du travail de composition de Nino Laisné. Vêtu d’un casque de conquistador, d’une épaulière et d’une cubitière, François Chaignaud incarne la Doncella guerrera, demoiselle déguisée en soldat, refusant d’épouser le jeune prince qui lui est promis en préférant la mort à son impossibilité d’être ce qu’elle souhaite : une combattante. Le danseur, pieds nus et ongles faits, multiplie courbures, passes revisitées des danses populaires d’époque et fentes tirées du boléro. Dans ce mélange de genres il entonne un chant de douleur expressionniste, tout en sautillant et tournoyant. Son passage au sol, membres fendant l’espace vers le ciel s’accompagne du glissement subtil d’une voix jusqu’ici de tête à une voix de poitrine. Dédoublement de l’être, androgynéité du personnage et de son interprète évoquant le mystérieux destin d’Orlando auquel Virginia Woolf inventa d’extraordinaires réincarnations d’époques en époques, d’un corps d’homme à celui de femme.
Baroque en grâce
Le temps passe, les tapisseries s’élèvent et laissent apparaître un décor plus étrange que la clairière pastorale inaugurale. Le danger rôde, des cerfs s’ébattent dans les eaux, proches de la noyade dans cette forêt où rôdent des bêtes indomptées. La musique, doucement savoureuse et inspirante, nous emmène jusqu’à San Miguel, personnage travesti portant haut la jupe orangée, un châle recouvrant les mains sur ses hanches. Avec ses pointes, François Chaignaud, juché sur des échasses oblongues, tourne sans vergogne comme les hommes de la traditionnelle danse des échasses du Nord de l’Espagne escortant les statues de Marie-Madeleine. Leur mouvement continu, encourageant la course du soleil pour favoriser les récoltes, se voit ici détourné et mêlé à la contrainte d’un cadencement vif : celui d’une jota, danse sautillante faite de lancers de jambes impressionnants accompagnés de castagnettes marquant ses ruptures. Le chorégraphe-performeur puise dans le folklore les rituels et métissages qu’il pousse à bout dans la passion, l’expressivité des tressaillements. Le moindre geste se fait syncope extrême, vers la force comme la fragilité. La douleur émerge, sous-jacente, omniprésente. Libéré quasi chancelant du piédestal qui le retenait par deux musiciens, il retrouve le sol, chantant tout en lançant une ronde ralentie, jambes échies sur ses pointes dorées, regagnant toute majesté.
Renaissance gitane
Mirage de passions dévorantes, la dernière figure de cet hybride Orlando prend les atours de la Tarara. Personnage de dévotion rare à l’identité – comme aux appétits sexuels – trouble. Cette gitane andalouse, prisée du cinéma et souvent dépeinte comme démente, souffre elle aussi de romances incertaines. Dans le déséquilibre infaillible mais contenu qui caractérise son corps depuis le début, voilà notre danseur, mèche brune sur le front, défiant la rectitude avec son buste courbe. Il s’agite et se pavane, fier sur ses talons, le flamenco suintant de toutes ses arabesques. Dans une ivresse solitaire et mélancolique dont on ne saurait dire si elle tient de la ténacité ou d’une émotion brute le submergeant, il joue encore et toujours de son art du travestissement. Torse nu et bretelles noires, les derniers moulins à vent du bras initient une sérénade nale dans laquelle il s’abandonne, totalement courbé vers le ciel, telle une offrande sublime.
À La Filature (Mulhouse), du 20 au 22 mars (présenté dans le cadre de La Quinzaine de la danse de l’Espace 110 d’Illzach, du 12 au 23 mars)
lafilature.org
espace110.org
Au Manège (Reims), jeudi 13 juin
manege-reims.eu