La Case de l’Oncle Tom
Chorégraphe américain installé en France depuis quarante ans, Mark Tompkins revisite, dans Black’N’Blues, a minstrel show, l’histoire ségrégationniste de son pays. Un regard grinçant et drôle sur les clichés véhiculés, du blackface du XIXe siècle au hip-hop contemporain.
À bien y regarder, il fallait toute la démesure d’un Mark Tompkins, chantre des « objets performatifs non identifiés » pour mener à bon port ce projet consistant en une relecture fortement musicale et chorégraphique des traces laissées dans la culture américaine par les minstrel show et le blackface. Ce pan de l’histoire n’est pas le plus connu. Il a pourtant irrigué la conscience collective d’une imagerie populaire véhiculant les plus vils clichés sur ceux que l’on appelait encore des “nègres” dans les années de lutte pour les droits civiques. Les scènes de théâtre populaire et de cabaret du XIXe se nourrissaient de personnages noirs archétypaux allant de l’Oncle Tom[1. En référence à Uncle’s Tom Cabin, roman d’Harriet Beecher Stowe, publié au milieu du XIXe siècle], vieil homme serviable et fidèle à son maître blanc, à Mammy, grosse femme gardant les enfants et poursuivant son mari d’une poêle, en passant par Rufus, sournois et voleur. Ces farces, chantées et dansées par des Blancs au visage grimé de noir qui imitaient des Noirs singeant les Blancs, connurent un grand succès dès 1830, diffusant les stéréotypes racistes de lascivité, paresse, superstition et bêtise des afro-américains. Si les esclaves gagnent, suite à la Guerre de Sécession le droit de se produire pour divertir les Blancs, ils doivent s’en tenir à ces partitions de “coon”[2. Terme désignant un acteur afro-américain tenant des rôles caricaturaux l’amenant à se dénigrer lui-même. Coon est devenu une insulte désignant les blacks trahissant la cause…] et être tenus la bride serrée au cou, pour le bien des propriétaires de plantations.
Dirty South
Black’N’Blues s’ouvre sur une vraie-fausse audition pour le spectacle, basculant, sans que l’on s’en rende compte, d’époques en époques. Le décor modulable fait de palissades en planches rappelle celles bordant les propriétés du Mississippi où sévit le Tom Sawyer de Mark Twain. Au lointain[3. Le mur du fond de scène, le plus éloigné du public], une maison à colonnades achève de nous transporter en Caroline ou en Virginie. Avec leurs pantalons à bretelles taille haute, leurs chemises amples et leurs chapeaux de paille, les quatre danseuses (deux Noires et deux Blanches) nous ramènent au temps des champs de coton dans une reprise tout en claquements de mains et de pas du hit, tristement célèbre, Jump Jim Crow[4. Chanson et numéro folklorique qui popularisa les minstrel shows en 1830. Le terme Jim Crow donna ensuite son surnom aux lois institutionnalisant la ségrégation raciale dans le Sud des États-Unis, de 1876 à 1965].
http://www.youtube.com/watch?v=dC2xqpCGDqY
L’Oncle Sam est lui aussi convié à la fête qu’il rythme de ses interventions plus ou moins explicites. Drapé de la tête aux pieds aux couleurs de la bannière étoilée, le vieil homme à la barbichette livre sans détours la pensée raciste dominante. Tompkins ne nous épargne rien : ni les blagues de mauvais goût (« La différence entre un pneu et un homme noir ? Quand on lui met des chaines, un pneu ne chante pas le blues »), ni la longue énumération du vocable péjoratif et insultant composé par le “monde civilisé” pour catégoriser et penser les minorités.
Black is beautiful
Le chorégraphe mélange son goût pour le cabaret, le music-hall et le travestissement en sautant de styles en époques historiques : du blackface (avec gants blancs et bouches exagérément grandes au rouge à lèvre) au ragtime, du gospel inspiré à la soul de Marvin Gaye en passant par le Rythm’N’Blues d’Ike et Tina Turner ou encore le prêche endiablé d’une église évangéliste. De la ségrégation à l’élection d’un président noir, sont scandés à grand renfort d’argot et de déhanchés du bassin les maux de tout un peuple (Uncle Tom sans fierté, produits pour la peau éclaircissants…) vers la réappropriation de son identité et de ses racines. Le spectacle tisse un fil reliant le hip-hop contestataire actuel aux premiers blues lancinants dans un pastiche proche de la comédie musicale, des chorégraphies de choristes de la Motown jusqu’au Krump. Si le florilège finit par lasser, quelques touches de profonde émotion et de gravité nous laissent sonnés et pensifs : l’évocation poétique et crue des lynchages par pendaison dans Strange Fruit de Billie Holiday, la grande Nina Simone s’arrêtant de jouer tant que ses parents – refoulés à l’entrée de son propre concert – ne sont pas assis au premier rang… La démonstration est sans appel et il est troublant de constater que les minstrels shows d’alors, revisités en écho aux vagues successives d’entertainment américain qui connaissent aujourd’hui leur apogée, ont transmis les mêmes recettes et enjeux de domination : à l’opposition hommes-femmes, maîtres-esclaves, Blancs-Noirs se sont simplement ajoutées – et parfois substituées, de Madonna à Rihanna ou Lady Gaga – celles des identités sexuelles (homos-hétéros), des genres (bi-trans…) et des origines poussées dans leurs retranchements aux dépends de valeurs plus universelles. Long is the road…
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