L’Invention de la Solitude
Dans une datcha perdue au fin fond d’une province russe, Les Trois sœurs regardent leur cocon d’aristocrates s’étioler. Jean-Yves Ruf crée au Maillon ce huis clos fiévreux de Tchekhov où la dureté du monde précipite les destins.
C’est la première fois que vous montez Tchekhov. Pourquoi vient-il maintenant ?
Je l’ai régulièrement abordé dans les écoles de théâtre où je suis intervenu. J’ai souvent travaillé avec André Markowicz qui a traduit toute ses pièces avec Françoise Morvan. Bref, j’ai tourné autour, peut-être avec une trop grande pudeur devant les nombreuses mises en scènes existantes. À un moment je me suis dit qu’il fallait y aller, d’autant que les grands auteurs t’apprennent toujours quelque chose quand tu les prends en face, droit dans les yeux. Eugene O’Neill, le Tchekhov américain, m’a procuré beaucoup de plaisir l’an passé avec des thèmes proches : le temps qui passe, une écriture sans grand lyrisme et la nécessité de trouver le nerf de chaque scène, ce qu’il y a de sous-jacent. Mon travail avec Krystian Lupa sur sa notion de paysage intérieur a cristallisé quelque chose en moi, sur l’imaginaire de l’acteur alors que je n’avais pas d’intuition forte, ni d’image personnelle des Trois sœurs. Le déclic est venu d’un film, Trois sœurs (Abrir puertas y ventanas), réalisé par la jeune argentine Milagros Mumenthaler, qui reprend la structure de la pièce, transposée à Buenos Aires. Elles sont jeunes, viennent de perdre leur mère et interrogent avec virulence l’héritage de la vie, ce moment charnière entre le cocon de l’enfance et le monde ouvert et dangereux des adultes. Ces filles ont reçu une éducation forte de leur père, dans une certaine idée de leur fonction sociale. Sa mort les laisse dans un endroit interlope. Le travail qui les guette ouvre un destin dont le champ des possibles est plus restreint que ce qu’elles imaginaient. Mais malgré tout, Tchekhov nous encourage à nous tenir debout.
La pièce se termine de manière assez triste : Irina s’apprêtait à accepter une union avec un baron qu’elle éconduit depuis cinq ans, ses autres sœurs foncent vers un destin morose en renonçant à leurs rêves…
Elle dépeint la perte d’un monde, la découverte de la solitude et le départ vers le désert que sont nos vies à tous. Le destin de ces trois sœurs n’est pas un drame immense. Elles rêvent peut-être encore un peu trop. En tant que médecin, Tchekhov dissèque des moments profondément humains. Durs ou exaltés mais justes. Combien d’entre nous ont la chance de vivre leur rêve de gamin ? On s’invente autrement car il faut bien vivre. Tchekhov regarde les humains avec une profonde tendresse, faisant preuve d’une grande d’acuité, même pour les plus infimes personnages avec lesquels il nous offre de rêver loin.
Comment approchez-vous la part intime de ce drame avec vos comédiens ?
Lupa dit d’un comédien qu’il est « quelqu’un poursuivant la pensée d’un auteur ». Je trouve cela très juste, c’est pourquoi nous avons improvisé autour des nœuds du texte, sans le connaître par cœur. Tchekhov n’offre pas de mécanique, il oblige à chercher ce qui nous fera avancer, au risque, sinon, de tomber dans un salon mondain un peu trop bavard. Mais lorsqu’un comédien précise ce qui se joue d’existentiel et d’essentiel pour son personnage derrière les masques du bavardage, rêvant la scène entre ce qu’il est et aimerait être, alors tout se révèle. Chez Shakespeare, il est difficile de ne pas se laisser engluer par le flot des mots. Tchekhov les retient, il faut lui faire confiance et enquêter sur les paroles pour saisir la force de leur sens.
Plutôt que de représenter fidèlement les espaces, vous avez choisi un “canapé-nid” et une “chambre-refuge”…
J’ai su très vite ce que je voulais. Pas de scénographie lourde mais quelque chose proche de l’installation : un espace à deux étages pour un canapé tenant quasiment le rôle d’un comédien dans chaque acte. La chambre des deux sœurs est dans le même espace que le reste de la pièce. On y entasse deux lits, des cartons et des vêtements débordant, partout. C’est un îlot dans la nuit, un refuge face à la prise de pouvoir de Natalia Ivanovna, femme d’Andreï, le frère des trois sœurs.
Natalia est souvent dépeinte comme un personnage terrible…
Je me défie d’en faire un archétype de l’hystérique. C’est un personnage plus complexe que cela, confié à Sarah Pasquier, ancienne élève du TNS. Si elle est insupportable, ce n’est pas son but premier. Je crois qu’elle rêve de rentrer dans ce monde d’aristocrates, d’être aimée et acceptée par cette famille que tout le village révère. Mais son envie de les sauver est telle qu’elle en devient ingérable. Ses angoisses la dépassent et nous travaillons sur le processus la menant à cet endroit, sur les raisons de son rejet par les trois sœurs qui en tirent un portrait au vitriol dès le début.
Vous vous méfiez du piège tendu par Tchekhov de ne faire de cette fratrie que des personnages fragiles et mélancoliques ?
C’est en effet toujours l’image que j’ai retenue des mises en scène qu’il m’a été donné de voir. Si l’on regarde bien les didascalies, les filles sont toujours « sanglotantes », « au bord des larmes »… Cela véhicule un certain ennui russe, une mélancolie entre rire et larmes. Le film argentin dont je parlais précédemment m’a beaucoup influencé : les sœurs y sont très proches, extrêmement soudées et dures, ce qui est très contemporain et loin d’une vision de filles fanées. Elles ont envie de vivre, de défendre leur bout de territoire. Elles sont en lutte, sans être ni nihilistes ni désespérées.
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