L’Être et le Néant
Comédien de la troupe du TNS depuis 2009, Fred Cacheux tient l’un des rôles phares de Liquidation, dernière création de Julie Brochen d’après un roman[1. Liquidation, paru en octobre 2005 chez Actes Sud – www.actes-sud.fr] d’Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002. Interview.
À Budapest, au printemps 1999, Keserü lit Liquidation, livre de son ami Bé, suicidé peu après les bouleversements de 1989, qui ne cesse de hanter ses amis. Plane sur ce groupe le poids d’une dictature répressive. On les trouve confrontés au désespoir de se retrouver face au néant quand le mur s’abat, « le véritable état de la liberté distinguée dans leur première ivresse »…
Si on est touchés à Strasbourg, en 2013, par la lecture du roman c’est qu’il contient quelque chose dépassant le contexte de la chute du Mur, de la perte absolue de repères et de l’entrée fracassante dans le libéralisme, d’un monde où tout devient possible après 40 années de communisme succédant à l’Holocauste. Ce contexte n’est pas la porte d’entrée mais la toile de fond. La pièce questionne : au nom de quoi sommes-nous vivants ? Ai-je le droit de vivre ? En ai-je le devoir ?
Mais aussi comment apprendre à vivre ? Si Bé a choisi de mourir, Keserü bataille avec le roman, les histoires de chacun et la sienne. C’est lui qui se pose ces questions…
Bien sûr, Keserü est chacun de nous, à mi-chemin entre le roman et le lecteur, l’histoire et le spectateur au théâtre.
Quels ont été vos choix d’adaptation ?
Julie Brochen a réorganisé l’œuvre en grandes masses, accentuant le motif du retour en arrière de Keserü avec ses amis à la maison d’édition. Ensuite, à l’intérieur du texte nous avons multiplié les tentatives, les recherches sur la façon de faire du théâtre avec tout ça, trouvant un entre-deux entre l’écriture romanesque et théâtrale, afin de garder les formes du roman joué dans un style direct. Nous avons travaillé quasiment trois semaines à la table, avec ordinateurs, scotch et ciseaux pour tailler dans le texte, réarranger, passant d’une lecture de 3h30 à une version scénique de deux heures.
Kertész développe cette idée que Bé a écrit un livre précédant le réel, l’écrivant en quelque sorte comme s’il était le témoin de ce qui adviendrait avant que cela se produise. C’est très proche de la nature même du théâtre…
Dans le rapport avec le public, nous démarrons chaque représentation sur un pacte de faussaires. On fait croire que les choses adviennent spontanément alors que tout est préparé. Le spectateur accepte de jouer ce jeu, de croire à l’avènement des choses, comme par surprise. Ce pacte rejoint celui de Bé et de Keserü qui enquête sur lui : la vision prémonitoire de l’auteur disparu éclaire le “présent futur”. C’est un des grands champs du possible au théâtre, le lieu idéal pour faire des sauts dans le temps, développer la magie de l’invocation et de l’évocation. Il faut regarder les outils du roman avec ceux du théâtre pour les emprunter avec doigté.
Kertész laisse une lueur d’espoir dans le roman. Bé affirme que la seule réponse qu’il a à opposer aux nazis et aux dictatures c’est de rester vivant…
C’est le grand mystère de nos vies. Je suis physiquement vivant, mais je suis vivant combien ? Ça me fait penser à Tous les morts sont ivres[2. Les poèmes d’Oskar Władysław de Lubicz Miłosz sont parus aux Éditions André Silvaire], poème de Miłosz qui se termine par « Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi ». Cet homme est habité par le souvenir de disparus, à l’image de Bé (survivant d’Auschwitz comme Kertész) qui affirmait qu’il était mort de son vivant. On est partagés entre cette amertume qui est vertigineusement sans concession sur la réalité de nos vies et nos états de morts-vivants, de « survivant ». Il faut se rappeler que Keserü, même si on ne l’entend pas dans la version française, signifie “amertume”. En même temps, il y a aussi un appel à la vie et je ne vois pas comment faire autrement que d’y répondre. Nous avons deux possibilités : plonger dans le nihilisme, la morbidité ou alors prendre les yeux de Keserü et faire preuve de résilience, cette capacité à s’épanouir et à survivre après une catastrophe, un traumatisme. En tant qu’artistes, nous sommes des volontaires condamnés à la résilience.
Avez-vous évoqué Primo Lévi, qui après avoir tant témoigné des camps et écrit a fini par se suicider en 1987 ?
Oui, mais aussi Jorge Semprún. Ce qui démarque Kertész de ces auteurs qui ont connu l’Holocauste c’est qu’il décide de devenir écrivain de fiction. Il n’est pas dans le témoignage qui lui paraît impossible et vain. Il part d’Albert Camus et Thomas Mann. Les correspondances avec Le Docteur Faustus de ce dernier sont hallucinantes.
Le décor transcrit la sinistre maison d’édition, en plein climat répressif, mais aussi un ailleurs ?
Il se compose d’éléments concrets, agencés de manière irréelle. Des bibliothèques se déplacent, modulent la scène et créent des espaces allant du très intime (moquette canapé, intérieur…) à une ouverture au plus large ! Le cadre et le lointain sont en perpétuel mouvement, créant des effets d’optique avec des paupières et une frise. De plus, une avant scène amène le plateau jusque dans les trois premières rangées du public.
La Liquidation du titre est évoquée quatre fois dans le roman : c’est celle de la littérature par l’état, celle du camp d’Auschwitz en 1944, celle opérée par les guerres et diverses dictatures sur les caractères, la personnalité et l’âme mais aussi la liquidation des souvenirs…
Ce titre est ambigu. Dans la quête de sa propre identité, faire œuvre de résilience passe par la liquidation – au sens d’amnistie – du passé. Le terme peut créer un malentendu entre le spectateur et le spectacle mais ce qui vient après, le vide existentiel, est intéressant.
« L’être sans Moi est perdu, c’est l’être de la catastrophe » dit Bé. Imre Kertész serait-il finalement optimiste en n’ayant pas abdiqué à se trouver ?
Sa préoccupation est de trouver comment vivre aujourd’hui. Il n’est pas dans une préoccupation historique ou un travail de mémoire ! Pour parvenir à être des survivants vivants, il y a une nécessité de révoquer ce qui s’est passé. Dans les années 1990, le taux de suicide est monté en flèche en Hongrie. Quand à 15 ans tu passes par un camp de concentration, l’endroit que l’homme dans toute l’humanité a créé de plus perfectionné pour donner la mort de manière industrielle, en sortir est un accident, une exception. Peut-on raconter cette histoire à travers les exceptions ? Comment fait-on pour continuer à vivre ? Y a-t-il une reconstruction du Moi possible alors même que tous vos proches sont partis ? Ensuite, 40 ans de dictature annihilent le sujet. En 1989 le Mur tombe et le sujet renait, les gens peuvent dire “je”, agir librement, se déplacer… Cela crée un vertige absolu ! L’héritage est tellement lourd et impossible à gérer qu’il est comme un boulet dans une valise et tire chacun vers le fond.
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
Lecture d’extraits de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas par Fred Cacheux, samedi 7 décembre à 14h30, à la Librairie Kléber