J’dois t’faire un dessin ?
L’association Central Vapeur défend l’illustration, la BD et le dessin contemporain, domaines vivaces à Strasbourg, terre de l’imprimerie, de Tomi, de Satrapi ou d’Icinori. Partie émergée de l’iceberg de ses activités : un festival éponyme ayant pour points d’orgue un salon des indépendants et une exposition.
« Tout le monde était conscient de l’émulsion créative dans la cité… mais du manque d’événement marquant et fédérateur. » Pour Raphaël Urwiller, moitié du talentueux duo d’illustrateurs Icinori (avec Mayumi Otero), il était primordial de réunir artistes, éditeurs et amateurs strasbourgeois d’illustration : « Il y avait des gens très doués, mais qui n’étaient pas coordonnés : on parlait du Grand salon à Lyon ou de Fotokino à Marseille, mais jamais de Strasbourg alors que la ville produit énormément de bonnes choses. » Le « trou noir » est comblé depuis 2010, grâce à Central Vapeur qui organise différentes manifestations, fédère un grand nombre d’acteurs et promeut le travail de talents tels qu’Icinori, L’Institut Pacôme, les Éditions 2024 (lire les nombreux articles les concernant sur www.poly.fr), le fanzine Le Poulpe multipotent, le collectif Rhubarbus ou Psoriasis. Selon Grégory Jérôme, son président, « Central Vapeur a créé les conditions d’un regroupement qui renforce illustrateurs, collectifs et micro-éditeurs éparpillés et jusqu’alors représentés par personne. » Ainsi, l’association « a contribué à inverser un mouvement inéluctable auquel on assistait les bras ballants : celui du départ des gens formés aux Arts déco vers d’autres horizons. Il a fallu construire un endroit où, par la réflexion et l’action communes, on arriverait à renverser la vapeur », précise-t-il, s’excusant au passage du jeu de mots. Fabien Texier, directeur, évoque une région dynamique et une mine d’or, l’École des Arts décoratifs (Hear) : « Nous sommes les héritiers de Claude Lapointe, fondateur de l’atelier d’illustration, et aussi de ce mouvement des années 1990 où s’émancipa l’édition indépendante, en dehors des sentiers battus. L’arrivée de Guillaume Dégé à la tête de l’atelier a incité toutes ces personnes à travailler ensemble et à s’auto-éditer. » Et d’évoquer une reconnaissance de fond pour la scène “indé” favorisée, il y a une vingtaine d’années, par L’Association (Persépolis, Gerner, Vanoli ou Trondheim) ou Frémok (les BD au style pictural d’Alex Barbier ou les aventures surréalistes du navrant Cowboy Henk), éditeurs présents sur le salon.
Central Vapeur vs l’indifférence institutionnelle
Les membres de l’asso s’étonnent du peu d’intérêt de la part des institutions locales. Grégory Jérôme regarde du côté de la région Poitou-Charentes, célèbre pour le festival d’Angoulême, « qui dispose d’un Centre régional du livre ayant pris la mesure de l’intérêt, notamment économique, à défendre l’édition. Il n’y a pourtant pas le terreau d’artistes dont l’Alsace est riche. » Avec les moyens du bord, Central Vapeur, récemment installée à La Rotonde, persiste à promouvoir une « culture graphique intelligente » et à batailler pour mettre en exergue « la puissance de création » régionale via diverses actions dont son festival proposant rencontres, conférences, concerts, battle de dessins au ciné ou expo ping-pong.
Icinori vs Lecointre
Après les duels Killoffer / Anouk Ricard et Nicolas Mahler / Étienne Chaize, le dialogue de dessins de cette troisième édition implique Icinori et Jean Lecointre. Raphaël Urwiller met en lumière la méthode adoptée par son duo : « Mayumi et moi avons un dessin extrêmement différent. Le mien est très haché, rapide, alors que le sien est appliqué, figé. Nous travaillons au jour le jour le ping-pong. Avec Jean Lecointre, nous passons de quatre à six mains… » Choix audacieux de confronter le monde onirique des premiers aux collages numériques du pote de Pierre La Police ? « Nous partageons une même passion pour les images anciennes. Il collectionne et ravive des images pulp et issues des Paris Match des années 1950 tandis que nous partons d’images populaires, type Épinal. Elles sont a priori niaises, mais nous y voyons une étrangeté et un potentiel pop qu’on essaye de ressortir. Notre dialogue était une évidence. » En découle une édition limitée nommée Pêchés chapiteaux, grand pop-up mêlant le monde du cirque et les sept pêchés capitaux, et une série de dessins du même titre à découvrir au Hall des Chars. L’exposition s’exportera ensuite (du 10 au 22 décembre) à Arts Factory, « la plus important galerie parisienne spécialisée dans l’illustration », se flatte l’équipe de Central Vapeur. Le début de la gloire annonçant une reconnaissance et une aide conséquente ? À suivre…