Dans sa nouvelle création, Une Exposition, Juliette Steiner s’intéresse à l’invisibilisation d’une femme artiste. Interview.
Sous le prétexte d’un vernissage, public et entourage de l’artiste Julia Armutt se retrouvent pris dans l’élaboration de tout un tas d’œuvres successives et d’une révélation…
La pièce est montée comme le portrait en creux d’une femme invisibilisée toute sa vie car son mari était lui-même un célèbre sculpteur. Tout débute après sa mort, durant le montage de son exposition posthume. Celle-ci est sa dernière œuvre, à la manière d’un pied-de-nez. Jamais célèbre de son vivant, Julia Armutt tente de l’être après en orchestrant ce montage dans une galerie comme une série de fragments, de protocoles à suivre et activer. Sept de ses proches, détenant chacun une facette de ce qu’elle est, doivent y prendre part. Il y a un côté jeu de piste : dans ces protocoles elle évoque sa vie, ce qui permet de découvrir qui elle a vraiment été, son parcours, ses empêchements, les violences subies et aussi sa patte de plasticienne. Son amoureux se replonge dans ses créations, un critique ayant assassiné son travail en prend conscience, sa fille voit sa mère par d’autres yeux que les siens. La violence qu’elle orchestre est salvatrice et, en même temps, elle règle ses comptes sans qu’on puisse lui répondre
Le travail plastique et la production d’œuvres a donc pris une part importante, la scénographie venant jouant à cacher, suggérer, voire nous immerger dans la tête de Julia ?
Je me suis plongée dans mes racines artistiques. Diplômée de la Haute École des Arts du Rhin, la question de l’héritage en tant que femme artiste a toujours été présente, alors même que l’on nous présentait que des maîtres. Nous sommes dépossédés d’une part de l’histoire de l’art, d’un matrimoine tu et donc en partie perdu. J’ai dû me construire face à cela. Le théâtre me permet de faire se rejoindre le fond et la forme, la narration et les œuvres, et donc d’interroger les choses en regard. Les protocoles que nous avons inventés fonctionnent en jeu de masque et de miroir avec la mise en scène : sans être un collectif, j’ai pu donner de la place à chaque membre de mon équipe en mêlant les pratiques artistiques. Le travail plastique s’est construit avec la scénographe Violette Graveline. À moi la direction artistique de la création des œuvres, à elle la conception d’espaces devenant des installations. Un défi fou d’inventer une artiste de toutes pièces avec autant de travail de fabrication que de temps de plateau.
L’installation comme manière d’éviter le piège de montrer des pièces qui seraient jugées comme telles…
Oui ! Pour l’éviter, ses œuvres sont performées comme des tableaux théâtraux plutôt qu’en toiles sur socles. Les deux fils de la pièce sont l’invisibilisation des femmes et la manière de troubler le statut d’une œuvre en déplaçant le statut social lié à un courant, une esthétique, par l’immersion du théâtre à l’intérieur même du geste.
Une autre dimension est plus intime : ce qu’il coûte d’être artiste, d’autant plus en tant que femme et mère…
La genèse du spectacle correspondait à celui de mon désir de devenir mère, coïncidant avec certaines peurs : comment rester artiste tout en étant mère sans que l’une ou l’autre facette ne prenne le pas. La création a lieu alors même que je viens d’être maman. Nous suivons la fille de Julia et l’on voit comment sa présence a pu être absolue. Mais elle en veut à sa mère car elle a grandi avec une femme blessée, avec quelque chose de brisé. Cette histoire parle de réparation : elle propose une réconciliation, des clés pour comprendre les histoires de silence des familles, les secrets.
Sept interprètes au plateau, tous plus ou moins proches de Julia Armutt (famille, collaborateurs artistiques, agent…), comme un défi pour jouer l’ambivalence des sentiments de chacun ?
Tout le monde n’est pas dans la même complexité de composition, heureusement ! Ondine Trager et Ludmila Gander, à la lumière et au son, sont des “faiseurs” sur scène, réglant des choses par des actions. D’autres sont plus dans les sentiments. Dans notre écriture de plateau, de nombreuses choses naissent d’improvisation, notamment de Camille Falbriard qui joue sa fille. Depuis deux ans nous cheminons dans la construction des personnages ensemble, même si je reste la garante dramaturgique de l’ensemble. Il nous a fallu passer par des archétypes pour ensuite brouiller les choses, assumer les contradictions des personnages et, parfois, leur ambivalence. Les histoires sont toujours complexes et il faut assumer les faces sombres des artistes : Picasso est par exemple incroyable et fou picturalement parlant, ce qui ne l’empêche pas d’avoir été violent dans son rapport à ses muses et aux femmes de sa vie. Je ne crois pas qu’il faille ne plus montrer de Picasso, ni taire ses comportements intimes. Il y a plutôt urgence à montrer cette complexité, la discuter sans se cacher.
Inventer des performances conférant un grand rôle à la lumière et la musique live, c’était un moyen de vous faire plaisir en expérimentant avec toutes les matières autour du jeu et du texte ?
Quelque part, les protocoles de Julia Armutt correspondent à ma manière d’amener l’écriture de plateau et de travailler l’improvisation avec mon équipe, leur lançant des thématiques sur des focus (son, image, lumière, langue). L’unité de son œuvre réside dans la pluralité des questions qui la travaillent, auxquelles elle trouve réponse par divers médiums.
Au TJP – Grande scène (Strasbourg) du 4 au 6 avril, puis à La Filature (Mulhouse) jeudi 30 et vendredi 31 mai, et à L’Espace 110 (Illzach) vendredi 27 septembre
tjp-strasbourg.com – lafilature.org – espace110.org
