Julie Delille et son Conte d’hiver au Théâtre du Peuple

Julie Delille © Pierrick Delobelle

Pour sa première saison estivale à la tête du Théâtre du Peuple, Julie Delille dialogue avec le lieu, dans un Conte d’hiver surprenant.

Vous parlez du Théâtre du Peuple comme d’une ruche, avec le souci de créer les conditions d’une reliance entre habitants, bénévoles, publics et artistes amateurs comme professionnels…
Le nom est ancien, on appelait les lieux comme cela à l’époque de son fondateur, Maurice Pottecher. Ce surnom de ruche et sa dimension symbolique m’ont tout de suite parlé. Je m’en suis emparée dès ma candidature et j’y vois une maison vivante, un lieu naviguant et évoluant au fil des saisons : il se remplit, essaime, est traversé. L’activité en été est proche du bourdonnement. Le vivant est au centre de cette symbiose et ce théâtre s’étend et s’expand comme avec les hausses des apiculteurs. D’ailleurs, le Théâtre du Peuple est situé dans la clairière aux abeilles !

Le vivant et les figures féminines sont des sujets qui vous importent. En 129 ans, vous êtes la première femme à diriger ce lieu, il était temps…
Ça ne s’est pas trouvé avant, même s’il ne faut pas oublier qu’il y eut des figures féminines importantes comme Tante Cam – la comédienne Camille de Saint-Maurice –, épouse de Maurice Pottecher. Elle lança le travail avec les amateurs dont elle fut la première pédagogue. Celles qui ont porté le lieu sont moins nommées, ce qui est typique. À nous de faire en sorte qu’elles ne disparaissent plus. Mais je ne veux pas non plus devenir une porte-drapeau, d’autant que je n’ai pas l’impression d’être là parce que je suis une femme. Quant au vivant, ce n’est même pas un sujet, c’est la vie !


Vous choisissez Le Conte d’hiver de Shakespeare comme première création, dans la traduction de Bernard-Marie Koltès plutôt que celle d’Yves Bonnefoy ou d’autres. Pourquoi ?
Déjà, c’est mon attrait pour la facétie de faire cette proposition en été ! Et puis j’aime particulièrement cette pièce dans cette traduction de Koltès. Elle n’est pas ajustée au texte original car, en grand écrivain, il a pris ses libertés pour y mettre des choses à lui qui affleurent en la travaillant. J’ai découvert Le Conte d’hiver par Koltès, sa vibration particulière et j’ai besoin d’être en lien avec un auteur. Pour moi, c’est quasiment une œuvre de lui, qui ne se saisit pas aisément. Au XVIIe siècle, le titre renvoyait d’ailleurs à une expression signifiant “difficile à croire”. Un peu comme mon arrivée ici, difficile à croire pour moi car je n’avais pas d’envie de direction d’un théâtre, mais plutôt celle d’une rencontre avec un lieu, d’une entrée en résonance avec lui, de l’habiter. Je découvre ce que c’est que de diriger, ce qui me demande de défaire énormément de mes croyances, d’être très disponible. Cet aspect excitant va de pair avec une découverte : chaque fois que je crois savoir quelque chose, ce lieu me rappelle que non. Je suis prise dans mes retranchements, expérimentant une sorte d’initiation, violente et joyeuse à la fois.

Il vous fallait une pièce un peu folle ?
Tout à fait. Cette pièce est un objet particulier, permet à des tas de points de vue de cohabiter, comme dans un kaléidoscope. Mon travail est celui d’une composition, d’une mise en place hétéroclite de choses que nous propulserons au plateau dans l’attente que le théâtre nous réponde. J’ai hâte d’y glisser aussi quelques zones de confort par-ci, par-là : un déploiement de silences, un travail sous le texte…

En tant que metteuse en scène, rêve-t-on de cette première ouverture du fond de scène sur la nature ?
Je ne peux encore le dire… L’espace de déploiement du rêve et du sensible à cet endroit est génial. J’ai l’impression que tout a déjà été fait, mais il m’incombe de prendre conscience de ce qui se passe lorsqu’on ouvre : c’est un instant de reliance et il m’appartient de créer les conditions pour que ce miracle advienne.

Le Conte d’hiver oscille entre tragédie et comédie. Quels endroits ou personnages vous touchent particulièrement ?
J’ai choisi trois acteurs professionnels pour incarner Léonte, roi de Sicile, Polixène, celui de Bohême. Laurence Cordier interprétera Hermione (accusée d’adultère avec Polixène) et sa fille Perdita. Dix amateurs, dont trois rôles tournants afin de concerner un plus large panel d’interprètes, complètent la distribution, ainsi qu’une dizaine de figurants. J’aime beaucoup la dimension comique des personnages, même si je m’attache au voyage de Léonte : qu’est-ce qui se passe au moment d’une perte de réalité totale ? Où est le réel et qu’est-il ? Le moment de la vibration du vivant, ceux durant lesquels la vie nous attrape ? Ils sont rares. Il y a peu d’instants durant lesquels nous sommes intensément là. Or, le théâtre est exactement cela, être dans l’instant présent. J’ai envie de ce voyage dans différentes strates de la réalité, prolongement des recherches initiées avec ma propre compagnie. Je découvre les rôles en même temps que je rencontre les comédiens amateurs, qui ont déjà mis à terre certaines choses. Nous tentons et essayons d’écouter le théâtre pour ne surtout pas lutter contre. Le Théâtre du Peuple est loin des boites noires habituelles. Il n’est pas isolé phoniquement, la lumière traverse les planches, il grince, bruisse… Un hêtre de 150 ans nous contemple depuis l’arrière de la scène. Dès qu’on en fait un outil, ça se voit. C’est une entité, il faut la comprendre. Je me laisse contaminer par lui.

Vous invitez aussi Les Gros patinent bien, l’humour et le théâtre de cartons du duo Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan…
Nos deux titres se complètent bien et se répondent [rires]. Je suis ravie d’inviter Pierre Guillois à revenir ici pour ce qui est une fête célébrant la simplicité du jeu avec de simples cartons. Olivier et lui poussent le bouchon au bon endroit, jusqu’à tomber dans la bouteille et nous inviter à aller l’y chercher. Et puis je me sens libre d’aller à fond dans la tragédie, car je sais qu’ils remonteront la pente derrière.


Au Théâtre du Peuple (Bussang), Le Conte d’hiver du 20 juillet au 31 août (jeudi au dimanche à 15h), et Les Gros patinent bien du 7 au 31 août (mercredi à 18h et jeudi au samedi 20h)
theatredupeuple.com

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