Jeunesse doré
Nombreux sont les descendants, légitimes ou non, de Gustave Doré. Doré & Friends, exposition du MAMCS, insiste sur l’inventivité de ses œuvres dessinées de jeunesse, mises en regard avec celles de créateurs d’hier et d’aujourd’hui.
Les Travaux d’Hercule (1847, relecture caustique du mythe), Des-agréments d’un voyage d’agrément (1851, moquerie envers la bourgeoisie du XIXe siècle sous forme de faux carnet de voyage) et L’Histoire de la Sainte Russie (1854, grande fresque à charge contre la Russie, exécutée durant la Guerre de Crimée). Dans les pas de Rodolphe Töpffer – considéré comme le père de la bande dessinée – Gustave Doré a, en trois coups lithographiques, inventé « des choses incroyables sans en prendre lui-même la mesure », note Guillaume Dégé, commissaire de l’exposition. Dans ses jeunes années, avec un trio de BD, il met en place des procédés ingénieux, faisant preuve d’une étonnante liberté de ton. Une grande « innocence », une naïveté débridée qui, mêlée à une aisance technique virtuose (voir ses dessins lorsqu’il a une dizaine d’années), l’a conduit à réaliser des planches où se marient motifs abstraits, éléments foisonnants et scènes d’une cruauté inouïe frôlant le grandguignolesque. « Chez Doré, ça s’empale de partout, ça se coupe, ça se tranche, ça se caillasse ! », s’amuse-t-il. Estelle Pietrzyk, conservatrice du Musée, se réjouit de cette exposition « drôle et violente », mettant en lumière une œuvre méconnue signée du « très jeune Doré, autodidacte et fougueux, qui expérimente tout : il publie son premier album illustré à quinze ans, brise les cadres, s’adresse directement au lecteur… » Selon Marie-Jeanne Geyer, conservatrice au Cabinet d’art graphique, « il a fallu attendre plus de cent ans pour que l’on retrouve la même audace dans la bande dessinée ».
Galaxie Doré
Guillaume Dégé insiste sur les registres bigarrés de graphismes présents dans les dessins d’un artiste dont l’invention la plus « punk » est cette façon de convoquer, au sein d’une même page, dix manières différentes de dessiner, formant « une trame, une façon accidentée, casse-gueule de faire cheminer une idée, comme Willem aujourd’hui ». Le dessinateur de Hara-Kiri et Charlie Hebdo est présent au MAMCS, ainsi que Raymond Pettibon, auteur de pochettes de rock (Sonic Youth…) ou Cham, satiriste du XIXe siècle, l’objet de l’exposition étant « de décortiquer ce qui dans les livres de Doré est particulièrement précurseur et de lui trouver des échos dans la création d’hier et d’aujourd’hui ». Doré & Friends convoque également des planches de Winshluss (qui a livré un fantastique Pinocchio, primé à Angoulême), « utilisant, au sein d’un même album, un éventail de dessins incroyable, ou de Blutch, auteur de La Volupté, pour lequel le scénario n’est pas central, contrairement à la fiction qu’il crée autour ». Parmi les contemporains de Doré, citons Granville (qu’il copia pour se former, hors de tout contexte académique), Philipon (qui l’a invité à rejoindre la rédaction du Journal pour rire), Jossot (caricaturiste anar’ à L’Assiette au beurre), ou le maître de l’humour, Alphonse Allais.
Un destin rimbaldien
Comme une BD, l’expo « met bout à bout différentes cases » qui donnent une idée de l’impertinence et de la portée du travail de Doré. Stéphane Calais propose deux fresques réalisées in situ, rendant notamment hommage « au côté sautillant de son œuvre. J’ai fait une sorte de Doréland », lance le plasticien en peignant des porte-mines et des pinceaux voltigeant, rappelant le trait noir de Franquin. Calais s’avoue fasciné par le génie créatif d’un Doré « fou furieux, hyper précoce, rimbaldien », qui caricaturait avec radicalité la bêtise humaine. « Après, il essayera de “faire sérieux” », regrette-t-il. Dégé acquiesce : « Tout le restant de sa vie, il va tenter de devenir un artiste respectable, un grand auteur qui travaille sur les grands classiques, se mettant au niveau de ce qui fait le patrimoine littéraire mondial en illustrant des textes essentiels : L’Enfer de Dante, Don Quichotte de Cervantès, Les Contes de Perrault ou La Bible. Le grand art a plombé Doré qui, pour ne plus être considéré comme un saltimbanque de l’illustration, réalisa des toiles pompières », que Dégé compare au mobilier Napoléon III, dans toute sa lourdeur. Verdict sévère ? Qu’importe, l’histoire retiendra un artiste novateur qui pose les jalons, un défricheur aux indéniables talents techniques, comiques et excentriques.
03 88 52 50 15 Et aussi, Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir, jusqu’au 11 mai au Musée d’Orsay