Into the factory

Pierre Maillet et le Théâtre des Lucioles créent leur nouveau spectacle au Maillon, d’après deux films underground de Paul Morrissey avec la bande de la Factory warholienne. Little Joe – New York 1968, ou le quotidien de marginaux, entre prostitution choisie, came dure, troubles existentiels et idéaux perdus.

Quand avez-vous découvert ces deux films, Flesh et Trash ?
Assez tardivement. J’en avais beaucoup entendu parlé, avec plus ou moins de justesse car l’image qui m’en avait été rapportée était plus sulfureuse, arty et gay… stigmatisée ! Il faut bien se rappeler que c’est cela qui a surtout choqué et pas la nudité et la sexualité, guère explicites comparées à La Vie d’Adèle !

La liberté affichée dans les mœurs n’était pas acceptable…
Tout à fait. La nonchalance, l’innocence filmée comme jamais auparavant, notamment l’érotisme et la nudité masculine, sont déstabilisantes pour le grand public ! Les gens avaient du mal à accepter, dans Flesh, que Joe aille se prostituer pour payer l’avortement de la petite copine de sa femme. C’est tellement loin de nos schémas, mais lui ne souffre pas de cette situation, c’est une normalité à l’intérieur d’une marginalité. Souvent les gens se rassurent en plaçant les homosexuels, les travestis et les drogués dans des cases alors que les êtres sont éminemment complexes et qu’ils ont envie de vivre comme tout le monde sans être des rebelles.

Les films cristallisent la Factory de Warhol et immortalisent à jamais l’énergie de ceux qui l’animent…
Inévitablement, ce sont les témoins d’une époque et d’une aventure. Amener ces films vers le théâtre, m’en emparer comme matière permet aussi de s’en écarter tout en restant fidèle à leur esprit. Les histoires de chacun gagnent en force lorsqu’on diminue l’omniprésence électrique de Joe. Pour m’en affranchir, je n’ai pas non plus collé à la trilogie puisque je regroupe Flesh (1968) et Trash (1970) avant de créer Heat (1972) l’an prochain. Les deux premiers sont conçus sur la même trame dans New York. Heat, plus cynique et dur, se passe à Los Angeles. C’est un brûlot sur l’art devenu mercantile, remplacé par le divertissement, l’entertainment à l’américaine. La solitude des gens y reste pourtant la même.

© Bruno Geslin

Paul Morrissey capte la fin d’une époque où les marginaux ne sont plus des hippies, l’ambiance pas très joyeuse. Ils sont malgré tout très libres sans être véritablement heureux !
Tout cela me touche. Dans Flesh, il y a des passages lumineux. Joe se cherche et on attend des scènes sordides sur la prostitution qui n’arrivent pas ! Les gens qu’il rencontre lui veulent plutôt du bien, même s’ils le paient pour coucher avec lui : rien n’est dur, ni glauque, ni sordide ! Les relations entre les êtres sont belles. Il y a quelques moments de pure poésie, par exemple lorsqu’il joue, nu avec son enfant sur un tapis, avant de sortir tapiner. Tout le monde peut ainsi s’identifier à des personnes qui d’habitude sont stigmatisées à outrance. Dans Trash, Joe est toxicomane et la métaphore de la drogue marque la fin de la communauté et de l’idéal. On est avant les années sida et ce sont eux qui vont expérimenter, les premiers, les ravages massifs des drogues de l’époque. On voit des gens se brûler à des choses mais avec beaucoup de vie.

Qu’est-ce que Little Joe – New York 1968 nous raconte d’aujourd’hui ?
Il est important de revisiter cette époque car elle a des idéaux que nous avons perdus. Cette pièce déplace nos regards et les idées préconçues que l’on peut avoir. Des choses terribles ont été dites autour du mariage pour tous. Ce que cela crée de violence envers les personnes et leurs façons de vivre dans une société soi-disant libre, me laisse penser que la liberté est ailleurs ! Malheureusement, nous étiquetons encore bien trop les autres.

Comment imbriquez-vous les deux histoires dans un même espace-temps ? À la manière de Chelsea Girls[1. Film underground et expérimental réalisé par Andy Warhol et Paul Morrissey en 1966 qui fut le premier succès commercial de Warhol] où les images étaient projetées sur deux écrans, côte à côte ?
C’est ce qui a guidé l’adaptation, avec l’idée de faire jouer Joe par deux comédiens et d’en faire deux frères qui se rencontrent. J’ai choisi de les mettre en parallèle : il y a celui qui va bien (Flesh) et celui qui souffre (Trash). L’un perturbe l’autre, amène de l’ambivalence et surtout accentue l’effet de groupe puisque ce sont les douze mêmes comédiens sur scène. On passe de la tête de l’un à celle de l’autre dans des allers-retours. On suit plus le parcours de Joe dans Trash, celui de Flesh venant par découpage, comme les jump cuts[2. Rupture brutale dans la continuité d’une scène créée au montage en modifiant de manière visible une partie d’un plan ou d’une scène] du film. Une longue scène avec le travesti Holly Woodlawn qui l’héberge chez elle dans une petite pièce est au centre du spectacle. Tout s’enchaîne comme s’il avait des flashs : Trash se veut ainsi plus mental. La drogue est pour lui comme un moyen de revisiter des moments passés de sa vie.

Quelles armes utilisez-vous pour empoigner ces films ? Le plan séquence est éminemment théâtral mais comment rendre la sensualité de la peau, les gros plans charnels ?
Il y aura très peu de vidéo. J’aurais pu faire des projections sur les corps à la manière de Warlikowski. Mais je trouve compliqué de faire des films sur des films. Les noirs répondent au jump cut, mais c’est surtout dans le jeu que cela passera. La sensualité des films vient de la manière dont les acteurs – qui n’en étaient pas – avaient de ne pas jouer, mais d’être. Ils sont là, dans toutes les situations avec une manière de s’en foutre. J’espère que nous arriverons à cela. Et puis la nudité au théâtre est souvent gratuite, ou tend vers une noirceur et une provocation. Ici, il y a de la beauté. À nous de faire croire que l’on vit sur le plateau.

Devrez-vous désapprendre votre métier de comédien pour être comme eux ?
C’est le challenge, d’autant qu’à l’inverse d’eux, nous ne menons pas ce type de vie ! Et ce n’est pas rien à faire, ce sont des partitions compliquées. Mais là où Morrissey est très intelligent c’est qu’il cadre les choses, leur donne une histoire. Il n’aurait peut-être pu capter cette énergie et dresser un tel portrait de ces personnes incroyables dans un documentaire. Tous ces travestis, Holly Woodlawn, Jackie Curtis, Candy Darling sont bigger than life, pas banals tout en ayant des problèmes communs.

Quelle musique entendrons-nous ? Le Velvet ? Makin’ Wicky Wacky down in Waikiki comme en ouverture de Flesh ?
Je me suis instauré une règle : il fallait ne faire que des reprises, comme ce qu’est la pièce par rapport aux films. Du coup il y aura Sweet Jane, Walk on the wild side par le groupe pop Coming Soon, Patti Smith interprétant Nirvana… La seule exception est pour Sunday morning du Velvet !

À Strasbourg, au Maillon, du 13 au 15 novembre // 03 88 27 61 81 – www.maillon.eu

Rencontre avec Pierre Maillet et l’équipe artistique, jeudi 14 novembre à l’issue de la représentation

Exposition de photographies de Bruno Geslin dans le bar du Maillon autour de la création de Flesh / Trash

 

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