Informatique et liberté
Philippe Manoury est un des pivots d’un Musica polycentrique. L’Opéra national du Rhin ouvre en outre sa saison, dans le cadre du festival, avec la création mondiale de La Nuit de Gutenberg. Entre technologie et littérature, à la rencontre du compositeur.
Ils sont nombreux les enfants qui, à l’âge de sept ans, n’aiment guère l’école. Philippe Manoury (né en 1952) en avait horreur. « Tout ce qui permettait d’y échapper était bon pour moi. Rapidement, la musique est apparue comme un moyen efficace », explique-t-il. Le voilà donc étudiant le piano avec, très vite, l’envie de composer et d’imiter les différentes sonorités qu’il découvrait. La débrouille et la technologie – déjà – furent la matrice de ses premières expérimentations, vers dix ans : « J’utilisais un magnétophone. J’écrivais des choses trop difficiles pour mon niveau de piano, je les jouais une octave plus bas et deux fois plus lentement, les enregistrais et les passais à la bonne vitesse pour voir ce que ça donnerait si c’était interprété par un virtuose. »
Les bits Philippe Manoury se retrouve étudiant au Conservatoire national supérieur de musique de Paris : analyse, contrepoint, harmonie… Du (très) classique. Deux rencontres bouleversent alors sa vie : celle de Max Deutsch, un élève de Schönberg qui lui fit découvrir la Seconde école de Vienne – « un choc » – et celle de l’informatique musicale. Nous sommes au milieu des années 1970 et le choix d’entrer dans la classe d’un de ses plus éminents représentants, Michel Philippot, est atypique. Les esthétiques dominantes de l’époque sont celles d’Olivier Messiaen (ses chants d’oiseaux et autres rythmes indous) et de Pierre Schaeffer, pape de la musique concrète. C’était alors la préhistoire, l’ère de la carte perforée et des ordinateurs gigantesques remplissant toute une pièce : « L’informatique ne permettait pas encore de produire des sons, mais d’imaginer des modes nouveaux d’écriture », des algorithmes retranscrits sur la partition. Période fondatrice puisque le temps réel, les nouvelles techniques de synthèse sonore ou encore les liens entre l’instrumental et l’électronique seront toujours au cœur du travail d’un compositeur qui collabore avec l’IRCAM depuis 1979. Dans ces années, les influences de Stockhausen (qui « laissait entrevoir toutes les potentialités des sonorités électroniques ») et Boulez sont fondamentales : « Il m’a apporté une rigueur de pensée dans une période où l’improvisation et l’absence de règles étaient revendiquées. C’était l’époque de John Cage, de Mauricio Kagel… Pour moi, le matériau de la musique contemporaine devait avoir la même rigueur que celui que j’avais étudié dans le classicisme. » Il s’est donc « tourné vers ceux qui ont pris le langage musical avec autant d’esprit de conséquence que leurs prédécesseurs. Boulez avait développé une réflexion puissante, échafaudé des techniques rigoureuses ». Mais point d’imitation : dès le début, sa musique est marquée par une intense liberté et une belle autonomie par rapport à tous les courants.
Les mots Chez Philippe Manoury, on a l’impression que le mot n’est jamais très éloigné de la note. À propos de Noon (interprété en clôture de Musica, samedi 8 octobre, au PMC) dont la source se trouve chez Emily Dickinson, il écrit : « Les poètes me semblent très souvent étonnamment plus proches que bien des musiciens. » La littérature irrigue aussi son œuvre, d’Aleph (Borges) à son opéra K… (Kafka) en passant par Sound and fury, une réflexion sur le temps non linéaire : « Chez Faulkner, une histoire récurrente intervient par bribes suivant les différents types de narrateurs, mais les éléments de cette histoire ne sont pas présentés de façon chronologique. Ma composition reprend cette récurrence. » Il n’est ainsi guère surprenant que la proposition de Marc Clémeur, directeur de l’Opéra national du Rhin d’imaginer un opéra sur Gutenberg ait suscité un enthousiasme immédiat. Mais pas question de raconter l’histoire de celui qui aurait mis l’imprimerie au point au cours des dix ans passés à Strasbourg, entre 1434 et 1444, en se livrant à de nombreuses expérimentations sur les alliages métalliques, les encres et la structure de la presse. Pour Philippe Manoury, il s’agit d’une « réflexion sur l’écriture ». Elle « débute à l’époque sumérienne, où elle a été inventée avec les tablettes d’argile, et s’achève par son dernier avatar, Internet. Avec l’auteur du livret, Jean-Pierre Milovanoff, nous avons imaginé un personnage qui prétend être Gutenberg et que l’on rencontre dans un cybercafé. Est-il fou ? Est-ce un illuminé ? » Et de poursuivre : « On trouve une référence au fameux épisode des Tables de la Loi de l’opéra de Schönberg, Moses und Aron. Moïse revient avec l’écriture pour mettre de l’ordre, pour détruire le fétichisme… Ce qui m’intéresse est de montrer qu’avec Internet, nous sommes de retour à un certain fétichisme : on peut s’envoyer des textes, des sons, des images, les modifier et les manipuler à l’envi… Tout cela me fait penser au Veau d’Or. Est-ce là l’aboutissement de l’écriture ? Ou avons-nous parcouru une boucle ? » Onirisme et narration fragmentée sont deux aspects essentiels de cette Nuit. On se souvient alors que Philippe Manoury avait composé en 2003 une page pour chœur de chambre intitulée Fragments d’Héraclite ou qu’il avait aussi utilisé, en 2006, l’œuvre du philosophe grec dans On-Iron.