In memoriam
À Völklingen, Christian Boltanski présente deux installations monumentales sur le thème de la mémoire. Rencontre in situ avec l’artiste.
Il fait glacial en ce début novembre. Cela ne semble guère gêner Christian Boltanski (né en 1944) qui déambule allègrement sur les passerelles du complexe sidérurgique de Völklingen, monstre d’acier fermé en 1986 et inscrit au Patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco en 19941. « D’une certaine manière, le froid fait partie de cette œuvre », s’amuse-t-il, rappelant qu’il avait volontairement coupé le chauffage du Grand Palais pour Personnes, colossale installation présentée dans le cadre de Monumenta 2010. « Je n’aime pas beaucoup le white cube, lui préférant des lieux chargés d’Histoire et d’émotions comme ici. L’architecture est la musique. J’écris simplement les paroles, comme dans un opéra », résume celui qui représenta la France à la Biennale de Venise 2011. Et de préciser : « La chose la plus importante est que le visiteur ne soit pas devant une œuvre, mais dans une œuvre, qu’il puisse s’y perdre. » C’est bien ce que l’on ressent dans les deux pièces qu’il a imaginées.
Son nom est personnes
Intitulée Les Travailleurs forcés, la première est installée dans le cadre austère de l’Atelier de frittage2. Elle rend hommage aux 12 393 hommes, femmes et enfants venus de vingt pays qui furent employés ici contre leur gré pendant la Seconde Guerre mondiale. On y pénètre par un couloir étroit et oppressant fait de casiers rouillés empilés où figurent des numéros de matricule, évoquant le dromos3 d’une tombe mycénienne, arrivant ensuite dans une salle centrale semblant celle des archives d’un régime kafkaïen où se trouve une montagne de vêtements. « C’est un mémorial » pour Christian Boltanski. Perdu dans cet univers, le visiteur entend les noms des ouvriers, chuchotés. La voix l’envahit progressivement. En totalité. Jusqu’à absorber toute son attention. « Dans ce cimetière, dire un nom c’est redonner vie à ces personnes, leur redonner leur unicité d’êtres humains. Dans les sociétés totalitaires, il n’y a plus de noms, mais des numéros. Il est essentiel de rappeler que quelqu’un s’appelant untel ou untel – et qui était différent de tous les autres – a souffert ici. » C’est aussi de mémoire dont il est question dans Souvenirs (dans la Salle des minerais4) : 90 armoires de différentes époques venues de plusieurs parties de l’usine ont été installées, créant un émouvant labyrinthe où alternent meubles seventies (recouverts d’autocollants représentant une pin-up en cuissardes ou des écussons d’un club de foot) et armoires plus anciennes. Là aussi des voix s’échappent, témoignages sur le travail à l’usine. « Dans cet univers violent du travail, le casier était un espace à soi – le seul peut- être – où chaque ouvrier pouvait enfermer son identité. »
Mythe et mémoire
On se perd dans cette forêt. « L’usine leur appartient. Je voulais les honorer et, à travers eux, tous ceux qui sont passés ici. Chaque être humain est unique et disparaît tellement rapidement. Je suis le dernier à me souvenir de ma grand-mère : lorsque je mourrai, personne ne s’en rappellera plus. » Dans un « combat perdu d’avance », l’artiste essaye ainsi de donner une mémoire à chaque être dans des œuvres dont l’aspect matériel tend à devenir de moins en moins important : « Je crois que les mythes durent plus longtemps que les objets. J’essaie d’en fabriquer. J’ai par exemple installé d’immenses trompes en Patagonie. Elles vont être abîmées par le vent, cassées par les tempêtes. J’espère qu’un jour, lorsque plus personne ne se souviendra plus de mon nom, de qui j’étais, on racontera l’histoire d’un fou qui a construit des dispositifs pour parler aux baleines. Pareillement, l’île de Teshima où sont installées Les Archives du cœur est en train de devenir un lieu de pèlerinage : personne ne sait plus, bien souvent, qui a imaginé cela, certains ne savent même pas que c’est une œuvre d’art. Ils s’y rendent simplement pour écouter les battements de cœur de quelqu’un dont ils étaient proches. » Inlassable collecteur de mémoire(s) Christian Boltanski, tel Sisyphe, pousse son rocher.
Au Patrimoine culturel mondial Völklinger Hütte (Völklingen), jusqu’au 31 août 2019 (Souvenirs) et 31 décembre 2028 (Les Travailleurs forcés)
voelklinger-huette.org
À visiter également les expositions Légende, Queen Elizabeth II (voir Poly n°211 et sur poly.fr) et Banksy’s Dismaland & Others (voir Poly n°208 et sur poly.fr), jusqu’au 6 janvier 2019 ainsi que l’installation d’Ottmar Hörl, 100 travailleurs – Second Life (voir Poly n°211 et sur poly. fr), jusqu’au 31 décembre
1 Lieu de mémoire, l’usine accueille désormais de multiples expositions
2 Opération effectuée pour réaliser, par chauffage, une agglomération des produits traités en forme de boulettes, afin de leur donner une cohésion et une rigidité suffisante sans avoir recours à une fusion complète
3 Couloir d’accès
4 Construit entre 1900 et 1903, ce bunker d’acier de 1500 m2 permettait de stocker 12 000 tonnes de minerai de fer