I Loved You So Much
Inspirée par Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos et par Quartett, sa réécriture signée Heiner Müller, Anne Théron crée Ne me touchez pas au Théâtre national de Strasbourg. Une variation moderne autour de la dernière valse de deux vieux amants libertins.
Chez Laclos et Müller, les femmes sont anéanties par le désir de Valmont. Vous choisissez de leur offrir un autre destin, tout en évoquant de grandes figures de la littérature telle Virginia Woolf se mettant des cailloux dans les poches pour se suicider dans une rivière…
Ma démarche consiste à interroger et reprendre des figures comme le faisait Heiner Müller. Mais dans le monde moderne les femmes ne meurent plus. J’évoque les disparitions de celles que j’aime par-dessus tout : Ingeborg Bachmann, Virginia Woolf… Merteuil devient toutes ces femmes dans l’amour et l’altérité.
Votre écriture déborde de désir et de paroles charnelles dans un mélange de niveaux de langue et d’époques, de modernité abrupte et de douce poésie. Comment êtes-vous arrivée à ce savoureux dosage ?
Je suis extrêmement à l’aise dans cette magnifique langue du XVIIIe siècle de Choderlos de Laclos. Sa férocité permet de dire les choses avec une grande violence. J’ai donc déployé le français – la langue des sentiments – en y ajoutant des intrusions de modernité avec l’usage de l’anglais. D’Heiner Müller, j’ai conservé la férocité, la pensée sauvage, la familiarité de l’écriture. Ne me touchez pas a à voir avec un profond ébranlement intérieur, loin de toutes les postures.
Vous créez aussi La Voix, dont les apparitions sont remplies d’effets cinématographiques. Est-elle un personnage incarné, un fantôme, la bête qui hante chacun d’entre eux ?
La Voix est jouée par Julie Moulier qui a ce talent rare “d’être là”, “d’être en soi” au sens d’Heidegger. Longtemps j’ai pensé La Voix comme la bête énonçant l’inconscient de Merteuil. Mais tout a changé sur le plateau. Elle devient très proche de Virginia Woolf, provoquant un renversement faisant surgir Merteuil et Valmont à l’exact inverse de l’écriture. D’un point de vue visuel, je m’appuie comme toujours sur un travail vidéo conséquent, présent à tout instant mais discret. Il est lié à ce flux de l’inconscient qui affleure, à mon goût pour le cinéma de David Lynch et les installations de Bill Viola.
Quartett se déroule dans un salon d’avant la Révolution française et un bunker d’après la 3e Guerre mondiale. Où situez-vous vos personnages ?
Les vêtements sont d’époque. Ils sont dans une immense salle de bain déglinguée – l’endroit d’intimité véritable du couple – où tout est surdimensionné. Un décor apocalyptique, créé aux ateliers du TNS, proche des univers imaginés par Enki Bilal et Andreï Tarkovski.
Vous dites de Valmont qu’il est un « dandy épuisé », lui qui affirme sous votre plume : « La Vertu est un opiacé qui asservit son consommateur. On chute par où l’on a péché. »
J’ai écris cette partition pour ce merveilleux comédien qu’est Laurent Sauvage, travaillant sur l’épuisement du désir chez un homme ébranlé, en bout de course… Je suis intimement poursuivie, depuis de longues années, par Les Liaisons dangereuses, ce roman épistolaire qui est un livre de stratégie et de conquête. Mais contrairement à Laclos, je ne peux pas laisser mourir Merteuil, car les femmes de notre époque ont pour la plupart décidé d’être autonomes. Elles n’acceptent plus d’être soumises aux hommes. Cette conquête pour nous positionner d’égal à égal avec la gente masculine fut menée de haute lutte. Mais quand on parle d’amour tout se complique. C’est fatigant l’amour, cela demande de descendre à la mine tous les jours. Ça se cultive, s’arrose…
Ces deux vieux amants jouent un jeu de faux dans lequel chacun tente de dominer l’autre avec un désir de chair et de jouissance revendiqué mais aussi beaucoup de tendresse…
On sent une grande fraternité entre ces deux êtres qui ont presque grandi ensemble. Mais Valmont choisira de ne pas sortir de la salle de bain… Nous assistons à un mélo sur le plateau avec ses moments de pur bouleversement et de battements cardiaques assourdissants. Les répétitions ont révélé beaucoup de choses que j’avais écrites et qui se déployaient de manière quasi autonome sur le plateau. Je n’ai jamais autant ressenti cette impression de découvrir le texte en même temps que mes comédiens, ne le comprenant que traversé par leur corps. Pourtant j’ai tourné dix années autour ! Pour être honnête, je n’avais pas conscience qu’il était si désespéré. La figure de l’enfant qui ressurgit à la fin de son existence est apparue avec beaucoup d’intensité. Elle est évoquée en permanence dans la pièce, mais sa déflagration finale n’était pas prévue. Ses mots me touchent : « C’est tellement dommage tous ces enfants muets au bord des chemins. »
Hantés par leur histoire et par la décrépitude des choses, ils sont tenus par un érotisme et un désir encore vifs…
Les comédiens convoquent physiquement quelque chose d’organique, de l’ordre de l’attraction de l’objet convoité. Ils doivent faire avec le corps de l’autre. Sculpter le désir au plateau n’est pas chose aisée. Ce sont les mots qui remplissent cette fonction érotique que vous évoquez. Cela n’a pas de sens avec le corps traité avec distance. Par exemple, Valmont s’habille pour se protéger du désir derrière la peau. Le reste est encore à découvrir…
Malgré le destin que vous lui inventez, on perçoit une certaine douceur chez vous pour Valmont…
Je suis dévastée chaque fois que je le vois dans cette salle de bain, disparaître pour avoir refusé d’être humain. Ce rêve, cette âme, cette spiritualité… J’aimerais tant qu’il sorte, à chaque fois que nous travaillons. Dans notre époque quasiment dénuée de transgression, l’amour est un risque colossal. Ces deux personnages abordent de front les questions du désir, de la conquête, du rapport à l’autre. Autant de motifs de la comédie humaine présents depuis fort longtemps que nous ne faisons qu’interroger à l’aune de notre fulgurance.
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