Hiroshima mon amour
Porteur d’un théâtre de peu de mots, Bruno Meyssat nous convie avec Observer, sur les traces de la première utilisation de la bombe nucléaire. Comment représenter ce qu’on peine à imaginer ? Comment approcher un passé et une réalité en pensée et en sensibilité ?
Décembre 2006. Le metteur en scène Bruno Meyssat voyage au Japon. Sur le conseil d’une amie qui connaît son intérêt pour l’histoire, il se rend à Hiroshima, « étonné qu’elle existe encore » après la terrible explosion de la bombe nucléaire du 6 août 1945. Sensation de trouble, si bien décrit par Marguerite Duras [1. (Re)lire Hiroshima mon amour – Scénario et dialogues de Marguerite Duras, éditions Gallimard (1972) et (re)voir le film d’Alain Resnais, sorti en 1959] : pouvoir marcher dans cette ville sans avoir de clé pour comprendre et voir ce qui s’y est passé. La visite du musée de la Paix provoque un choc. Au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. Il appréhende les reliques qu’il y découvre « comme les seules traces de centaines de milliers de personnes qui ont été pulvérisées. Autant d’attestations que cela avait eu lieu, de signes parvenant jusqu’à nous de gens qui n’étaient plus. » La décision d’en faire un spectacle prendra deux ans et demi, beaucoup de lectures et de documentation pour arriver à Observer, englobant les événements des 6 et 9 août 1945 croisés avec ce que le nô et l’écriture traditionnelle japonaise génèrent de fantomatique. La difficulté d’un théâtre visuel sur un sujet où le visuel fait défaut.
Chape de plomb. L’histoire de ces deux attaques nucléaires mettant fin à la Seconde Guerre mondiale est enseignée dans les écoles mais n’en demeure pas moins recouverte, idéologiquement et historiquement, d’une chape de plomb. Dans les écrits du philosophe allemand Günther Anders – notamment L’Homme sur le pont[2. Dans Hiroshima est partout, Éditions du Seuil, collection La Couleur des idées (2008)], journal rédigé en 1958 – Bruno Meyssat trouve un surplomb philosophique lui ayant permis de comprendre ce qu’il y avait comme travail à entreprendre. « Anders m’a appris que si l’on n’est pas épaulé par le savoir, on ne peut se représenter les choses, et donc avoir de rapport sensible à elles. Et si nous ne sommes pas sensibles, nous quittons l’éthique. » Après la bombe, les Japonais ont hésité à reconstruire, mais pas longtemps, pressés par les Américains occupant l’île. Il ne reste rien de cela. Une réalité s’éloigne. « Et quand on veut savoir, on se rend compte que les livres sur la Guerre du Pacifique et Hiroshima manquent. »
L’invisible et le silence. L’échelle des choses est troublée, sans commune mesure avec d’autres faits de l’Histoire. « C’est le contenu d’une cuillère et demie de matière fissile qui a déclenché tout ça. » Les Américains avaient, eux, prévu la destruction de la majeure partie de cette ville de 250 000 habitants, interdisant même à leur avions d’approcher à moins de 80 km. L’avant et l’après sont silencieux. « Les Ibakusha (les irradiés) se sont soignés comme ils pouvaient, et on les a laissés à leur propre vie. Souffrants de maladies chroniques, on disait d’eux qu’ils étaient mauvais travailleurs. Ils cachaient leur condition à leur famille. Les kanjis[3. Caractères (ou sinogrammes) japonais] relatifs à la Bombe atomique ont été ôtés des imprimeries du pays par les Américains. Impossible donc d’en parler comme d’en montrer des photos. Le black-out fut total jusqu’à l’indépendance. »
Distance. Anders rappelle que dans la technologie moderne, le déclenchement d’une action et son effet ne cessent de se séparer et de s’éloigner, empêchant la représentation de ses actes. Bruno Meyssat nous fait entendre la réalité crue de la mort avec son cortège de mouches, de verre projeté dans les corps, de brûlures… « Je fais entrer en collision ce qui se passe dans l’avion lâchant la bombe à 9 500 mètres d’altitude et l’en dessous », insiste le metteur en scène. « Quand on rentre dans le musée, le seul plan bref de l’explosion qui existe, vu de l’avion, est projeté. Ce qui m’a saisi, c’est qu’on sent qu’il faut faire un effort d’imagination pour se représenter ce qui se passe au pied du champignon atomique, dans une magnifique journée d’été. L’horreur et l’invraisemblable de cette situation hors norme est inimaginable dans le confort et la plénitude à 9 000 mètres. Ça parle de notre société, de ruptures anthropologiques des perceptions humaines que procure l’usage des technologies modernes : de l’horreur industrielle des camps où la confrontation est directe, nous passons à une irresponsabilité que l’on reconnaît à cette façon dont personne ne pourra être tenu pour responsable de cette chaîne de décision. »
Voyage. Il était nécessaire de retourner avec ses comédiens sur les lieux. Tokyo, Kōbe… Hiroshima. Sortir d’un rapport livresque avec l’événement, leur faire rencontrer des gens, voir des paysages. Rapporter des objets. Sentir une ville, appréhender une culture. « L’intensité mémorielle et sensorielle atteint des zones proprement intimes. C’est là-dessus que travaillent les comédiens, sur ce qu’ils ont emmagasiné en mémoire profonde, des moments d’émotion intimes. » Travaillant avec l’objet en improvisation, il faut bien de l’humain pour y répondre. Pas de l’intellectuel.
Esthétique cérémoniale. Un homme en kimono fixe le public en pleurant. Lentement, il s’allonge dans un espace délimité par des bûches posées verticalement au sol. Cette séquence ouvrant la pièce a quelques attributs de “japonicité” : bois, kimono, socques anciennes et cheveux artificiels. « Ce n’est pas quelque chose que j’ai voulu et dessiné. Les images que je garde dans un spectacle sont arrivées à l’improvisation, à un moment qui procède aussi du voyage d’un comédien découvrant le japon du XVe siècle. Cette scène d’ouverture permet de rentrer dans la pièce par une action qui décélère le temps, peut-être la seule action lente d’ailleurs. Ses cheveux qui s’échappent sur un crâne chauve, rasé, nous rappellent ces récits de gens dissimulant leur cancer derrière des perruques. »
Hors norme. « 194 000 morts, la hauteur du champignon représentant deux fois celle du Mont Blanc… Tout est hors norme et donc avoir 100 mètres carrés de plateau lorsqu’on débute une création comme celle-là est difficile. On sait qu’on sera dans la métaphore continuelle. » Reste à éviter deux écueils : la sur-représentation tombant dans le pathos et, inversement, la création d’images totalement déconnectées du sujet qui empêcheraient le spectateur de faire le lien. « La troisième partie de la pièce vient de là : au départ le spectacle était presque entièrement silencieux mais ça n’allait pas dans le sens du partage. Nous l’avons donc ouvert en deux, plaçant 20 minutes de paroles au milieu. Ça le changeait beaucoup, mais c’est un moment précieux qui a levé une inhibition quant à la parole dans mon travail. »
Plateau nu. Sur scène, peu de décors, beaucoup de matières froides (verre, métal…) dominées par des objets éparpillés : carcasse de lit, lavabo, valise contenant des centaines de moulages de dentiers… Une esquisse du jour d’après – et de l’après, dans toute sa complexité – qui s’est « élaborée au fur et à mesure. Le décor n’existe qu’à la fin, lorsque le ressenti des choses s’est confronté à son partage. » L’eau tient un rôle prépondérant pour étancher la soif, panser les plaies… « Beaucoup de bois a brûlé. Béton, ferrure et verre cassé sont le plus restés. Les objets “meubles” devaient nous permettre d’improviser et d’être le support d’un resurgissement de la mémoire d’un geste. Ils sont comme un crayon par lequel l’action doit s’écrire. » Reste au spectateur à agencer les morceaux. À reconstruire les histoires. À se laisser envahir par la nuit et le brouillard.
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
Rencontre avec Bruno Meyssat, lundi 16 janvier 2012, dans le cadre de “Théâtre en pensées”, au TNS
www.theatresdushaman.com