Hippocrate agora

Israël Nisand, le très médiatique chef du pôle de gynécologie obstétrique des CHU de Strasbourg, répond à nos questions à quelques encablures de la seconde édition du Forum européen de bioéthique dont il est le vice-président.

D’où est venue l’envie d’ouvrir un Forum européen de bioéthique au plus grand nombre ?
En bioéthique, c’est importante que le grand public donne son avis car le monde et la famille de demain sont en train de se construire. Est-ce qu’on autorise des personnes célibataires à avoir recours à des techniques de procréation médicalement assistées ? Autorise-t-on un couple homosexuel à faire un enfant ? Perfectionne-t-on les moyens de tri avant la naissance ? Autant de questions où j’estime que les experts ont une parole et qu’elle peut être influencée par les conflits d’intérêts : brevets déposés par les uns, recherche effectuée par les autres… Le progrès technique n’est pas toujours un progrès pour l’homme. Qui doit décider de ce que nous utilisons et n’utilisons pas : la société, pas les experts !

L’opinion publique est récemment devenue majoritairement favorable aux mères porteuses. Les politiques qui sont des calculettes à voix vont finir par le voir. Une prise en charge mature de ces questions par la société française passe par des initiatives comme le Forum. Je ne fais pas de sondages d’opinion, pas plus que je n’ai l’intention de changer la loi à moi tout seul mais j’essaie de relever le niveau et de faire acte de pédagogie démocratique. On ne peut se contenter des querelles d’experts où celui qui a la meilleure formulation rhétorique l’emporte.

En abordant la procréation et la famille sous toutes leurs formes, vous n’avez pas peur des polémiques à l’heure où l’extrême droite et les catholiques les plus radicaux manifestent contre les pièces de Rodrigo Garcia et Roméo Castellucci ?
J’ai évité deux sujets car le forum est encore trop jeune pour s’offrir le risque de polémiques et autres troubles à l’ordre public. Je ne veux pas avoir besoin de flics pour encadrer les rencontres. J’ai enlevé l’IVG alors que ça faisait pleinement partie de la thématique du début de vie. Tout le monde connaît mes positions sur le sujet. Dans mon service on en pratique 2 200 par an. Je n’ai pas envie d’en discuter au Forum car j’ai assez d’opposants sur des thèmes comme la sexualité des ados, leur contraception et sa confidentialité… Ma maison est régulièrement taguée, autant ne pas emmener un débat dans des polémiques insolubles dues à des postures irréconciliables.

L’homoparentalité et l’homofiliation sont les seconds sujets évités. L’homofiliation, c’est dans un carnet de naissance : “père Antoine, mère Pierre”. Ça s’appelle un mensonge institutionnel. L’homoparentalité existe de fait : 40 000 enfants naissent avec des parents de même sexe. Toutes les études montrent qu’elle ne pose pas de problème. La rencontre que je prévoyais permettait au public d’entendre les présidents et vice-présidents de l’association des parents gays et lesbiens qui ont finalement refusé de venir. Je souhaite une ouverture totale des invités : les curés, rabbins et imams, les libres-penseurs, les philosophes, les scientifiques, les francs-maçons, les politiques… Le champ de la pensée est là, au public de se faire sa propre opinion.

Israël Nisand © Benoît Linder pour Poly

On dit souvent d’une société qu’elle se mesure à la manière dont elle traite ses enfants, ses fous et ses nécessiteux. En quoi les questions actuelles de la bioéthique bousculent-elles nos valeurs ?
Jusqu’au début du XXe siècle, les médecins goûtaient l’urine pour savoir si les patients étaient diabétiques, ils tournaient en latin autour des gens… Aucune efficience et aucun pouvoir sur le corps ! Les choses ont changé. Nous sommes en train de construire des prothèses de membres mobilisées par le cerveau, de changer l’humain tant par le biais de la biomécanique que de la génétique. L’homme amélioré c’est pour demain. Mais les brevets sur l’amélioration du génome humain qui tombent les uns après les autres sont le reflet du poids du marché. Je souhaite, que le grand public comprenne ce qui est en train de se jouer, puisse exprimer doutes, réserves et même refus. La bioéthique est un questionnement. Aujourd’hui, les gens se mêlent du réchauffement climatique, des centrales nucléaires… Pourquoi ne les entend-on pas sur l’anonymat des donneurs de sperme ? La dernière révision de la loi sur la bioéthique est choquante : cinq happy few réunis à Paris ont décidé que deux sujets ne seraient pas abordés dans la loi, les mères porteuses et l’anonymat des dons de gamètes. Ces cinq personnes ont décidé qu’elles savent ce qui est bon pour les Français et qu’on n’en discutera même pas. C’est ce que j’appelle un pays autoritaire et paternaliste. En tant que citoyen, je le refuse.

Qu’en est-il, selon vous, du rapport de force entre médecine et politique, progrès scientifiques et évolutions des législations qui apparaissent toujours très en retard ?
Les choses n’évoluent pas. La bioéthique est une machine à perdre des voix, le Président de la République l’a fort bien compris en repoussant la révision de la loi de cinq à sept ans. Cela touche aux mœurs et émeut négativement l’électorat conservateur. Mais attention, la gauche en a tout aussi peur que la droite. Quand on m’a reproché d’avoir de trop nombreux grands témoins de droite, j’ai répondu la vérité : ce sont ceux qui ont accepté de venir !

Il y a une vingtaine d’années, la France a généralisé le dépistage prénatal. Les crédits alloués à la prise en charge des trisomiques et plus généralement des handicapés ont disparu au profit de celle du dépistage. Ce choix, qui n’est pas partagé par nos voisins européens, donne l’impression d’avoir été pris sans débat. Certains vont jusqu’à reprocher l’eugénisme du recours à l’avortement thérapeutique systématique…
Il y a de ça une dizaine d’années, un journaliste me disait : « Avec votre diagnostique prénatal, ne faites-vous pas une sorte d’eugénisme ? » J’étais très emmerdé, jusqu’au moment où j’ai lu le philosophe américain Philip Kitcher. Pour lui, on juge si un programme est eugénique grâce à quatre axes : est-ce contraint ? En accès libre ? Quel en est le fondement scientifique ? Quel est le but du programme ? Le parangon de la médecine eugénique est la médecine des nazis : hautement coercitive, très discriminatoire, reposant sur un fondement génétique complètement idiot qui était de mettre les courageux guerriers avec des Gretchen en bonne santé pour donner le Reich de Mille ans avec des Aryens plus beaux que les autres. La génétique est une loterie. Pour les parents aujourd’hui, le but du diagnostique prénatal est d’avoir des enfants en bonne santé, ce qui n’est pas la même chose. Il n’y a pas de visée populationnelle mais personnelle. Nous avons des programmes eugénistes dans notre pays. Le dépistage de la trisomie 21 en est stricto sensu un. Même si la loi française dit le contraire, aucun philosophe n’osera dire qu’elle n’en est pas un. Simplement c’est un eugénisme soft. Sous sa forme individuelle le diagnostique prénatal ne pose pas problème, mais sous sa forme collective si. Sur 830 000 grossesses cette année, 750 000 ont fait le dépistage de la trisomie 21. Un taux de couverture incroyable. Pourquoi ? Ce ne sont pas les femmes qui décident mais les médecins. Ces derniers n’ont pas envie d’avoir un procès. Ils savent qu’on leur demandera des comptes et des dommages et intérêts si un trisomique 21 naît et qu’ils ont oublié de faire le dépistage. Au tribunal, c’est 4 millions et demi d’euros !

Cet état de fait est choquant…
Terriblement choquant ! Ce sont les maillons d’une société un peu eugénique. Ce dépistage de la trisomie 21 est questionnable : comment vivent les trisomiques de 20 ans ? Pourquoi aide-t-on leur dépistage mais pas leur prise en charge ? Le dépistage ne s’est pas fait avec l’accord de la société. C’est un ministre, Hervé Gaymard qui a fait un calcul : un dépistage de trisomique 21 coûte 2 ans de son existence. Or ils vivent 75 ans. Les PDG d’Amersham et Kodak, les grandes multinationales qui font les tests de dépistage, ne peuvent les vendre aux États-Unis parce qu’il n’y sont pas pris en charge. Ils le vendent en France qui est le seul pays au monde à le rembourser. Aucun industriel ne néglige un marché de 800 000 tests par an à 150 € pièce. Ces gens-là sont venus dire qu’ils employaient 50 000 personnes en France et qu’ils souhaitaient que les dépistages soient remboursés… Quand j’étais interne, il naissait 3 000 trisomiques par an. Aujourd’hui 300, mais on en avorte 1 600 ! Ces 1 600 là avec 75 ans d’espérance de vie, on ne peut pas payer. J’appelle cela de l’eugénisme économique.

Quelles sont les prochaines révolutions à venir : les bébés médicaments, l’utilisation exponentielles de cellules souches, le clonage… ?
La prochaine révolution sera l’augmentation de l’humain (modification des gènes…) et la résistance au VIH. Si demain on trouve le moyen de faire que toutes nos cellules soient résistantes au VIH, on le fera. Un humain modifié et résistant aux contraintes environnementales, cela marchera. L’évolution du génome n’est pas un sanctuaire et on va y toucher. L’autre très grande révolution c’est le contrôle des comportements. On commence à savoir quelles sont les ambiances chimiques de zones précises du cerveau quand on est amoureux, triste, gai… Cela va devenir une vraie science et de nombreuses personnes auront intérêt à mettre la main dessus. Voilà une avancée technologique du monde scientifique qui doit être contrôlée par le peuple. Je ne suis pas un anti-progrès. Je dis juste qu’il ne doit pas être contrôlé par le marché, sans ça, nous deviendrons des objets.

À Strasbourg, deuxième Forum européen de la Bioéthique, Procréation : la famille en chantier !, du 30 janvier au 4 février

À découvrir aussi, en parallèle des rencontres-débats, le Forum Culture (propositions plastiques et spectacles vivants) et le Forum Jeunes (notamment au Vaisseau)

03 90 23 27 83
www.forumeuropeendebioethique.eu
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