Grandeur et décadence
Présentée par le NEST, dans une mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, Sophonisbe est une pièce méconnue du grand Corneille. Elle dresse le portrait d’une femme sans concessions, petite sœur romaine d’Antigone, et interroge en profondeur l’histoire coloniale.
De Pierre Corneille, on connaît surtout les pièces héroïques de la “grande tétralogie” – Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte –, les seules dont se souviennent les manuels scolaires. Il y a pourtant chez le dramaturge du XVIIe siècle une dimension surprenante, un « projet politique d’une extraordinaire cohérence » autour de l’histoire de Rome. Pas moins de quinze pièces composent ce cycle, « description d’un processus où Rome, présentée en gloire au début, perd sa splendeur, jusqu’à son âme et, au terme, finit par disparaître ». La metteuse en scène Brigitte Jaques-Wajeman, familière de l’œuvre de Corneille, a choisi de monter une série de ces pièces “coloniales” en raison de l’éclairage singulier qu’elles apportent à notre actualité (Nicomède et Suréna, les saisons dernières, Pompée et Sophonisbe en nouvelles créations). « Les situations mises en scène par Corneille dans les divers pays évoquent immanquablement l’histoire récente : le temps des colonies, les difficultés de la décolonisation, les divers épisodes du néo-colonialisme, la haine et la fascination raciales, la duperie d’idéaux politiques », explique-t-elle.
Écrite en 1663, l’histoire se déroule en Numidie – le nord de l’Algérie actuelle – alors que la guerre fait rage entre Rome et Carthage. Princesse d’une grande beauté, Sophonisbe est promise au jeune roi Massinisse, qu’elle aime d’un amour réciproque. Hélas, pion malheureux dans le jeu des alliances politiques, elle est mariée de force au vieux souverain Syphax, afin de le gagner à sa cause contre Rome, qui tente d’établir son nouvel empire en Afrique du Nord. Dans une ambiance apocalyptique, la pièce raconte l’avancée inéluctable des légions sur Carthage et le dernier jour d’une héroïne qui va préférer la mort à la soumission. Elle aura néanmoins eu le temps de ravager le cœur des deux rois. « L’attrait érotique de Sophonisbe et la passion qu’elle suscite, désespèrent et bouleversent les hommes », souligne Brigitte Jaques-Wajeman. Dans cette pièce affleure « une réflexion très personnelle de Corneille sur la peur et le désir des hommes de s’abîmer (au double sens du terme) dans l’amour d’une femme, sur la violence de la passion, perçue comme une pathologie, et sur les effets meurtriers de la jalousie ». Sophonisbe, personnage « admirable de grâce et de violence, de courage et de folie », trace son destin entre la férocité des haines politiques soufflées par le vent de l’Histoire et l’intensité érotique qu’elle suscite. Un destin sans concessions.
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