Faire poème 

Gaël Leveugle diffracte les cinq pages d’Un Homme, nouvelle de Charles Bukowski. Une rêverie entre éros et tragique, whisky sec et beignes dans la gueule, allant de Cassavetes à Marc Anthony. 

Après une Loretta Strong de Copi (lire Space Oddity dans Poly n°184) aussi barrée que géniale, interprétée seul en scène, le nancéen Gaël Leveugle se plonge dans un autre monstre de la littérature : Bukowski, ses outrances et sa concision, son Los Angeles de losers et d’ivrognes. L’explosion des sentiments et du quotidien crasse d’une société américaine qui pervertit tout, jusqu’à l’intime. Quelques pages d’une nouvelle auxquelles il ajoute poèmes et chansons populaires, forment un spectacle en devenir de plus d’une heure trente. « Prendre le temps de regarder les choses longtemps est notre privilège. Le Théâtre est un métier d’art », glisse celui dont le but est « de faire poème sans se cacher » derrière des prétentions ou des faux semblants. Convaincu de « la fonction symbolique de l’art dans la société », le comédien et metteur en scène milite pour « ne pas saper le rôle de l’esthétique, comme le logiciel libéral actuel le voudrait ! »

Accueillir de l’éros

Gaël Leveugle n’est pas homme à taire ses colères, ni à ne pas donner sens à son œuvre. « Bukowski fait l’exercice d’un refus du texte. » Comprenez du récit dominant. Or « le texte est aujourd’hui affabulateur avec un Président de la République qui croit être un progrès dans son maintient du pouvoir et dont le livre programme s’appelait Révolution », rigole-t-il. « La question aujourd’hui est de dissoudre ce discours plutôt que d’ajouter au brouhaha ambiant. De s’éloigner de la névrose collective dans laquelle nous sommes entraînés, malgré nous. »

Reste à « trouver cet endroit intime, celui du désir entre un homme et une femme qui se connaissent, sont un peu alcooliques et cherchent à retrouver la voie d’un désir authentique. Nous cherchons ce moment où les œuvres nous ouvrent et ouvrent des possibles. Dès lors, pas question de proposer du désir tout prêt à livrer au public comme un feuilleton télé, mais des formes pouvant dissoudre des discours pour, enfin, accueillir de l’éros, au sens freudien. »

Et qu’importe si notre époque ne semble guère capable d’accepter les dérapages politiquement incorrects d’un Bukowski : la femme, qui débarque chez son ancien amant après avoir quitté le dernier en date – délesté de quelques centaines de dollars – sur un coup de tête, se prendra quelques claques au milieu de rasades de whisky cul sec. Un Homme ne parle que d’amour et de solitude. Et si George, dérape en fantasmant sur les guiboles de Connie, allant jusqu’à la brûler à la cigarette, c’est parce qu’il est un salaud et qu’il le sait. Un mec, baby. Un de ceux qui traînait, comme d’autres Connie, autour des clubs miteux pour âmes en peine que fréquentait Bukowski. Qu’est-ce qui fait que leurs retrouvailles et que leur désir glisse, leur échappe ? « Un rien, l’indicible que l’on connaît tous, des choses simples qui ne s’expriment réellement que dans l’intimité profonde de chacun. »

Diffracter le monde

Il se réjouit de placer cette superbe question du désir sur un plateau de théâtre. « D’autant qu’y travailler la gifle, avec la mythologie d’Opening Nights (Dans ce chef-d’œuvre de 1977, Gena Rowlands, actrice de théâtre dans 
le film, refuse autant qu’elle peut de rejouer un échange de gifles) de Cassavetes, nous fait prendre notre pied ! Le point de bascule tragique entre George et Connie fait texte. Comment proposerons-nous une expérience physique et sensible au spectateur qui l’a lui- même dans sa propre vie ? » Par les moyens même de cet art, une forme altérable au contact du public et du temps. « L’endroit idoine pour ressourcer son éros. On ferme la porte et le temps se modifie. On peut y divertir le monde et le faire dérailler : les gens sont plus eux-mêmes sans un mec leur hurlant de traverser la rue pour trouver du taf. » Gaël Leveugle pourrait reprendre à son compte les vers de Kobayashi : « À l’intérieur d’une goutte d’eau, j’ai vu, en reflet, le monde et les choses qui s’y passent. » La composition prismatique dans laquelle il diffracte l’histoire est « comme une flaque d’eau où l’on jetterait un pavé, observant les images des remous agités des personnages, dont les reflets nous les donnent à voir avec un petit bout de ciel, un petit bout de nuage, de pierre et d’éclat d’eux qui, tous, nous les racontent. » Et de citer Fante, Rimbaud, Cassavetes et Godard. De se réclamer de Burroughs, dont la technique de cut up nourrira la dispersion des motifs, comme de Rancière « puisque nous œuvrons dans un “partage du sensible”. » Pour cela, il convient de « retrouver un endroit d’invention esthétique de l’intime, comme le cinéma américain créait le baiser entre deux lèvres après-guerre et cette émotion incroyable jusqu’à ce qu’elles se touchent. »

L’obscur objet du désir

Refonder la société sur du désir. Sans candeur, ni bon sentiments. Encore moins avec des héros rétablissant la justice à longueur de temps comme au cinéma. « L’univers de Bukowski est peuplé de clodos, de coucheries, de beuveries et de bagarres, autant de symboles de sa vie à L.A. dans les fifties que tout le monde saisit car il est brillant. En confrontant cela à une chanson de Mina, diva de la variété italienne capable de déployer sa voix sur trois octaves ou à Marc Anthony interprétant un lamento sur un air de cumbia, nous interrogeons par des époques et esthétiques différentes, ce désir ne trouvant pas son accomplissement. » Sur scène, tout concourt au poème : les bruits concrets en direct joués par un musicien, les acrobaties de cirque (corps en chute, équilibre sans virtuosité…), chaque acteur dansant, chantant et convoquant ses techniques de jeu. Le mime qui fonde le mouvement chez Gaël, mais aussi le butō dont l’invention post-nucléaire le fascine.

« Elle contestait le texte de l’époque, renversant la société nippone sur elle-même. Ne me dites pas qu’on n’en a pas besoin aujourd’hui… »


Au Centre culturel André Malraux (Vandœuvre-lès- Nancy), jeudi 15 et vendredi 16 novembre
centremalraux.com

À La Filature (Mulhouse), mercredi 5 et jeudi 6 décembre dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace
lafilature.org

Au Théâtre de Verdun, mardi 26 février 2019
transversales-verdun.com

À l’ACB (Bar-le-Duc), jeudi 28 février 2019
acbscene.eu

À La Menuiserie (Mancieulles), jeudi 4 et vendredi 5 avril
theatreicietla.com

untm.net

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