Fugue pour le temps présent
Découvert au festival Premières, Thom Luz poursuit son exploration d’un théâtre musical inclassable. Pris à rebours, son Leonce und Lena de Büchner est aussi drôle et mélancolique qu’étonnant.
Trois pièces, une nouvelle et un pamphlet. Voilà ce qu’il nous reste du météore Georg Büchner, disparu avant ses 24 printemps. Thom Luz choisit sa seule comédie, Leonce und Lena. Prince et princesse, promis l’un à l’autre pour sceller une alliance entre royaumes, prennent la poudre d’escampette, bien décidés à ne pas renoncer à leur liberté oisive. Ils filent à l’anglaise, accompagnés d’un valet et d’une servante… en Italie. Ils y tomberont amoureux par un heureux hasard au milieu d’un restaurant, sans savoir qui ils sont, avant de retourner au pays et découvrir ce joli cadeau du destin qui les voyait promis l’un à l’autre. De cette intrigue de cour aux dehors forts légers, le metteur en scène renverse l’ordre établi, le dépouille à l’extrême pour mieux en révéler les traits d’humour. Avec l’audace qui le caractérise, Thom Luz diffracte les personnages, s’affranchit des lieux, redouble les dialogues quand il ne les fait pas disparaître. Quel plus bel hommage au dramaturge allemand que de donner corps, temps et interstices aux failles de ses protagonistes. À leurs non-dits. À leurs silences jusqu’ici inhabités. À leurs désenchantements et leur légèreté de privilégiés, si mièvres que le rire point. Thom Luz, en lecteur attentif, appuie sur ces pastiches et se joue des codes scéniques habituels pour renforcer ce portrait de classe, perturber cette vraie-fausse fantaisie amoureuse.
De la musique avant toute chose
Dans un immense espace quasiment vide, aux murs sales, où des bâches ont remplacé les plafonds tendus, trône en maître la musique. Ambivalence des choses comme des êtres, un piano coupé en deux prend place de part et d’autre d’une vaste pièce équipée d’une barre de danse classique. Un pianiste en queue de pie entame un morceau, se déplaçant en entrechats à chaque bout de l’instrument, distordant le temps autant qu’il amorce la farce à venir. Sa comparse, qui osera le remplacer derrière le clavier en arrière scène, dans une seconde salle, manquera de prendre de plein fouet une chaise ! Stupeur et tremblements. Explosions feintes de colère et titillements potaches. La famille royale n’arrivera à la fenêtre qu’ensuite, sous de réelles trombes d’eau. Le monde selon Luz est bancal. On s’y fige tel un automate si l’un des fortunés en visite ne remet pas une pièce au personnage. On y marche avec un seul talon, s’y parle et geint à travers les murs. On répète, répète et répète encore, telles des gammes, une flopée de situations et sentences convenues. Tout est chorégraphié et s’appuie sur le charisme de comédiens déployant une présence incroyable, jusque dans l’attente latente de chacun. La musique tient les premiers rôles. Elle pousse, chavire, décale et s’insinue partout : un pétillant Beau Danube bleu de Strauss suit un quadrille enlevé d’Arban, La Jeune fille et la Mort de Schubert côtoie Les Pêcheurs de perles de Bizet et son sublime Je crois entendre encore entonné en italien… Incongru et inattendu rythment l’ensemble de gags joués avec le sérieux de grands enfants. Tout semble permis, même de continuer Leonce und Lena dans le noir total, un quart d’heure durant, accompagné au piano à la lueur d’une bougie.
Manifesto
En 1836, Paul Verlaine n’était pas né. Georg Büchner achevait, à 22 ans à peine, Leonce und Lena, sa seconde pièce. Entremêlant musique et dramaturgie, éparpillant texte et personnages, Thom Luz livre une démonstration de son art si particulier et iconoclaste de la mise en scène, tout en suggestion, contretemps et contre-points appuyant le cœur même des nuances d’une œuvre. Dans la droite lignée de l’Art poétique de Verlaine, démonstration symboliste réclamant « De la musique avant toute chose […] Car nous voulons la Nuance encor, / Pas la couleur, rien que la nuance ! […] De la musique encore et toujours ! / Que ton vers soit la chose envolée / Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée / Vers d’autres cieux à d’autres amours. » Si l’œuvre de Büchner nous parvient aujourd’hui encore avec force, c’est pour avoir lutté contre son époque. Les exégètes se la disputent, tel le diable et le bon dieu jouant l’avenir du monde aux cartes : précurseur du pessimisme héroïque façon Schopenhauer et Nietzsche ou figure d’une révolte plébéienne contre la traditionnelle misère allemande ? Nul besoin de choisir, il suffit de se délecter de personnages tentant de conjurer l’ennui et la mélancolie qui s’exhibent tel un divertissement plaisant d’aristo bien né. Et de se laisser cueillir par une saillie sur le travail, dévoilant en creux son aliénation et son instrumentalisation par les classes dominantes. Un impromptu parmi d’autres.
Au Maillon-Wacken (Strasbourg), mercredi 28 et jeudi 29 novembre (en allemand surtitré en français)
Conférence “Tuer le temps ou habiter le temps”, lundi 26 novembre au Centre Emmanuel Mounier (20h30, gratuit sur réservation)
Avant-scène avec Thom Lutz, Mathias Weibel et Barbara Engelhardt sur “Le Musicien de théâtre / Der Theatermusiker”, mercredi 28 novembre au Maillon-Wacken (19h)
Au Théâtre Nanterre-Amandiers, du 17 au 20 janvier 2019 (en allemand surtitré en français)