Le festin nu
Temps fort de ce début d’année rémoise, le festival Reims Scènes d’Europe condense en douze jours un voyage dans le meilleur de la création continentale, entre découvertes et fidélités.
Voici l’un des rendez-vous festivaliers que les amateurs de spectacle vivant cochent sans réfléchir dans leur agenda. Les principales institutions de la Ville des Sacres se réunissent pour accueillir un florilèges de créateurs d’Europe et d’ailleurs, mêlant danse, théâtre et installations étonnantes à l’instar d’Anthroposcene (à l’Atelier de La Comédie, 12/02) : une première française du compositeur Laurent Durupt (et son ensemble LINKS) avec Fabian Offert et Jan Rohwedder qui mêle créations sonores et électroniques avec boucles vidéos et performances autour de ce concept définissant l’ère actuelle marquée par l’influence de l’Homme sur la destruction de la planète.
Têtes connues
Parmi les habitués de Reims Scènes d’Europe, Romeo Castellucci nous immerge dans ses visions inspirées De la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville (à La Comédie, 07 & 08/02). Des rituels anciens où la force des images convoque la puissance de la transcendance, quand le dénuement des mots laisse place à l’imaginaire. L’Italien œuvre encore et toujours à toucher l’âme en s’attaquant aux bases de ce système érigeant la domination de la majorité comme règle absolue. Il puise chez le philosophe une analyse du poids du puritanisme religieux et de la violence envers toutes les minorités (sociales, religieuses, ethniques…) comme sombres fonts baptismaux du monde occidental actuel. Autre ensemble régulièrement invité au festival Reims Scènes d’Europe, le Blitz Theatre Group, avec une relecture de La Montagne magique de Thomas Mann. Après 6am How to disappear completely et Vania.10 ans après, la troupe grecque nous convie à une journée ordinaire de son Institut de la solitude globale (à l’Atelier de La Comédie, 08 & 09/02) : six personnages se soignent (à moins qu’ils n’aient trouvé ici refuge) loin du monde pour vaincre le virus de la solitude qui s’y est répandu. Entre chronique d’un désespoir aussi familier que contemporain et comédie absurde, ils nous placent face à un miroir sans complaisance de l’un des maux du siècle. Une tâche à laquelle s’attache par l’absurde, mais avec méthode, l’argentin Rafael Spregelburd dans son immense Fin de l’Europe (à La Comédie, 18/02). En plus de 4h, il revient sur toutes les ns qui nous sont régulièrement promises, dans un mélange des genres jouissif : la santé (un bien comme les autres ?), le réel sous les assauts du virtuel, l’Europe (sorte de série TV en manque d’auteur de talent) ou encore la noblesse, pervertie par l’argent. Un travail de langue drôle et intelligent, une démesure provocante et l’art de ne jamais tourner en rond face aux chimères actuelles font de lui un immense dramaturge (adulé du Théâtre des Lucioles notamment) et un metteur en scène sud-américain tournant très peu en France !
Kaléidoscopes corporels
Au milieu de la mode pour la nudité des corps sur les plateaux, le festival Reims Scènes d’Europe a sélectionné deux propositions étonnantes. À la crudité frontale habituelle, la suissesse Jasmine Morand oppose un habile dispositif contemplatif et chorégraphique. Dans Mire (au Manège, 16 & 17/02), 12 danseurs et danseuses sont au cœur d’un dodécagone fermé, percé de petites fentes. Le spectateur prend place sur des tapis disposés à l’extérieur, s’allongeant pour regarder le reflet de ce jeu de corps se réfléchissant sur un miroir au plafond. Proximité et distance mariées dans un trouble rapport de regardeur-voyeur face à l’érotisme charnel des interprètes observables par les fines ouvertures dans la paroi nous séparant d’eux. Fascination pour le graphisme symétrique de leurs mouvements reproduisant la multiplicité des reflets d’une galerie des glaces, mais aussi art cinétique créant des formes aussi étranges que tantriques. Héritage des zootropes (dispositifs circulaires qui reproduisaient l’illusion du mouvement par le déplacement rapide d’images décomposées au XIXe siècle), Mire interroge notre regard, pudique ou complice, les fantasmes de multiples possibles et leurs limites afférentes. Perfection des compositions conçues pour le “paradis” ou sensualité organique de l’agencement de corps au sol, à chacun de voir… Depuis Lausanne, le chorégraphe Philippe Saire plonge quant à lui avec lyrisme dans la création de peintures fantastiques en utilisant des illusions d’optique créées par deux néons flottant à l’horizontale au dessus du sol (Vacuum, au Manège, 16 & 17/02). Orientés vers le public, ils aveuglent partiellement et créent une sorte de trou noir entre les deux. Captivé par ces ondes lumineuses, le regard s’attache à la découverte des affleurements de peaux et de parties du corps des deux danseurs émergeant de l’obscurité avant d’y replonger subrepticement. Réglées avec une précision et une finesse captivant l’attention jusqu’à la porter sur le grain de peau, les images créées par la nudité de silhouettes étrangement méconnaissables rappellent l’art du sfumato. Les nuances de gris dans l’éclairage rasant les formes oblongues et osseuses entremêlées, mais toujours partielles, dessinent un trouble visuel et sensitif.
scenesdeurope.eu
> Autour du Nu masculin, visite commentée entre Philippe Chosson (danseur de Mire et Vacuum) et Véronique Palot-Maillart au Musée des Beaux- Arts de Reims, jeudi 15 février à 18h15
> Le Corps censuré, conférence de Thomas Cepitelli avec un artiste du festival à Science Po Reims, lundi 12 février à 18h30