Faux et usage de faux
Trous d’obus, barbelés, chevaux de frise… Plus d’un siècle après, les stigmates de 14-18 sont encore visibles à la Tête des Faux. Randonnée sur une terre martelée par l’Histoire.
Village du Bonhomme, six du mat’. La terre tremble. Le vacarme est terrible. Une entêtante odeur de gasoil imprègne l’aube glacée. Venus de l’Europe entière, des camions en file serrée se lancent, impitoyables et insouciants des dommages qu’ils lui font subir, à l’assaut de la montagne. À quand une interdiction totale de ces serial pollueurs dans les cols vosgiens ? La marche débute en direction d’un sommet culminant à 1 208 mètres, ce qui en fait un des champs de bataille les plus élevés de la Première Guerre mondiale. Fermes et résidences secondaires disséminées sur les pentes se raréfient au fil des pas. Un de nous demande : « Mais pourquoi ce nom de “Tête des Faux” ? À cause de la faux de la mort qui a fait un sacré boulot là-haut ? » Ça se tient. Mais non. À l’origine l’endroit était peuplé d’une profonde forêt de hêtres. Des faux en ancien français. Aujourd’hui, les arbres ont de drôles de formes et leurs complexions étranges, parfois déchiquetées et maladives, sont le plus beau témoignage d’une vie qui tente de reprendre le dessus sur l’horreur. Parfois en vain.
Ceux de 14
La première étape est le cimetière Duchesne : perdu au milieu des sapins, enchâssé dans le silence de la forêt, il est sans doute le plus romantique de tout le massif vosgien. Depuis 1924, à l’emplacement des arrières françaises, y reposent 408 soldats – 116 sont regroupés dans un ossuaire – à côté d’un monument rappelant que les Poilus montèrent à l’assaut de la Tête des faux, le 2 décembre 1914, dans un brouillard glacé qu’on imagine sans peine tant un vent puissant et entêtant transperce nos vêtements. Flashback. Les Français tiennent la position, mais le 24 décembre, vers 22h30, dans une atmosphère polaire, alors que la neige est tombée en abondance, l’ennemi se rue sur les tranchées. Les combats sont d’une violence extrême. Dans l’aube glauque du 25, les hommes du 30e BCA sont victorieux. Le sommet demeure aux mains des Chasseurs presque dans sa totalité. Près de 140 Français et plus de 500 Allemands ont été tués ce soir-là. Joyeux Noël. Malgré quelques escarmouches et autres accrochages sporadiques, rien ne changera plus : les tranchées se feront face tout au long de la guerre, séparées d’une dizaine de mètres. Plus d’un siècle après, la terre est toujours marquée, les trous d’obus encore présents. Partout. Ils criblent la forêt de leurs rotondités presque parfaites et tellement tristes. Au fil de la grimpette, les traces se multiplient et l’on a parfois le sentiment de marcher au milieu d’une jungle de fer où les rouleaux de barbelés rouillés s’enchevêtrent avec des tiges tordues et des fragments de rails figés dans le béton. On se souvient alors des mots de Joffre au début du conflit, à Thann, en novembre 1914 qui résonnent d’ironique manière dans cette atmosphère sépulcrale : « Notre retour est définitif. Je suis la France, vous êtes l’Alsace. Je vous apporte le baiser de la France. » Sur ces pentes rendues à la nature, c’est le baiser de la mort qui a étreint des centaines de jeunes hommes.
Orages d’acier
Comme pour alourdir l’ambiance, la neige se met à tomber. Drue. Le brouillard nous enveloppe sur les pentes de la Tête. Soudain, un vague rayon de soleil. Quelques minutes durant, le ciel est dégagé. Arrivés au sommet, l’éclaircie permet d’avoir une vue ébouriffante sur les derniers contreforts des Vosges qui embrassent la Forêt noire. Dans le lointain, se déploient, majestueuses, les Alpes. Soudain, la guerre semble tellement loin… Dans la descente, en terres allemandes, la montagne est donc métamorphosée en immense bunker défensif. Il n’était pas question de reculer car les soldats défendent la Heimat : tout est ainsi maçonné avec soin. On découvre le fort sommital, blockhaus à deux étages dont les parapets étaient faits de sacs de jute remplis d’un mélange de sable et de ciment aujourd’hui pétrifiés. Sous nos pieds se déploie une véritable forteresse à l’architecture élaborée, accrochée à un versant assez raide qui a été construite tout au long de la guerre et sans cesse améliorée. Si les Allemands tiennent la pente, et une partie très faible du sommet ils ont décidé de tenir leur position, créant un vaste complexe fortifié nécessaire pour créer un verrou à cet endroit stratégique : une liaison téléphérique est ainsi mise en service en 1915 pour acheminer hommes et matériel et rendre le lieu inexpugnable. La descente se poursuit au milieu de vestiges jusqu’à l’Étang du devin. Étang ? Une vaste tourbière plutôt, blottie au fond d’un cirque glaciaire, autour de laquelle se trouvaient les arrières teutonnes avec hôpital, forge station de pompage… Le chemin monte légèrement et nous tombons, surpris, sur un cimetière allemand abandonné : quelques plaques gravées dans la pierre, des murets branlants… Les corps ont été transférés ailleurs depuis belle lurette. Et l’on se souvient des mots de Marcel Pagnol à la fin du Château de ma Mère parlant de la mort de son frère Paul, en 1932, évoquant la mémoire de son ami Lili des Bellons dans ses Souvenirs d’enfance : « Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au petit cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une noire forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms. »