À la Luxembourg Art Week, la strasbourgeoise Galerie Delphine Courtay présente une sélection d’œuvres de Jacques Villeglé. Dans son atelier parisien, nous avons évoqué avec lui ses affiches lacérées, sa découverte de l’art et bien des choses encore.
Au cœur du Marais, se niche l’atelier de Jacques Villeglé (né en 1926) : il nous accueille, gapette vissée sur la tête, regard pétillant et sourire aux lèvres. S’emparant du dernier numéro de Poly, il s’arrête sur la couverture, fasciné par la pulsation urbaine habitant le dessin de Brecht Evens1 : « C’est ce que j’aurais pu faire, si je n’avais pas décollé des affiches », s’amuse-t-il. La conversation file en toute liberté, rebondit allègrement, allant de Vasarely qu’il admire à Picasso, en passant par Fontana, « un fantaisiste. Je l’avais exposé au Salon Comparaisons. Je transportais une de ses œuvres et tout se détachait, mais c’était essentiel de le montrer quand même », résume-t-il, une grande tendresse dans la voix.
Assassiner la peinture
Il y un côté Marcel Pagnol chez Jacques Villeglé : lorsqu’il narre son enfance et sa jeunesse, son visiteur est happé, transporté au cœur de la fin des années 1930, où il use ses fonds de culotte sur les bancs du Collège des Jésuites de Vannes « qui ambitionnaient l’évangélisation de l’Empire du milieu. Il y avait plein de caractères chinois et d’idéogrammes sur les murs : je n’y comprenais rien, mais ils m’attiraient. En sixième, je faisais croire à un camarade que je savais le chinois, dessinant des signes imaginaires. Je ne sais pas s’il y a vraiment cru. » Le vrai choc a été la découverte, par hasard, « le 6 juin 1943, très précisément un an avant le Débarquement », de l’Anthologie de la peinture en France de 1906 à nos jours publiée par Maurice Raynal en 1927. « De l’art moderne, je ne connaissais rien, sachant juste que Picasso était celui qui mettait un œil à la place du nombril. Je tombe sur une reproduction en noir et blanc, extrêmement tramée, d’une toile de Miró, avec cette phrase que l’auteur lui attribuait : « Je veux assassiner la peinture. » Je n’en comprenais pas exactement le sens. C’était un choc, mais elle m’attirait. Je me suis dit que c’est ce que je voulais faire. C’est inexplicable », résume-t-il. L’épopée est prête à débuter. Rapidement, il se met à « collecter des objets de hasard ». Ce sont d’abord des fragments du Mur de l’Atlantique, fils d’acier rouillés s’entremêlant de manière fort graphique, qu’il assemble avec d’autres pour une première œuvre (Fils d’acier-Chaussée des Corsaires, 1947), puissante matrice où sont déjà présents nombre d’éléments de sa grammaire stylistique future, ainsi que son modus operandi. Ensuite, il y eut le compagnonnage avec Raymond Hains rencontré pendant leur passage éclair aux Beaux-arts de Rennes. À l’évocation de son ami disparu en 2005, les souvenirs affluent, artistiques – le poème visuel, Hepérile éclaté réalisé grâce à l’hypnagogoscope2 avec ses “ultra-lettres”, nées de la dislocation des mots – mais aussi intimes : « Hains était un scorpion, il se démolissait lui- même. »
La Comédie urbaine
En févier 1949, le duo se met à décoller des affiches : « C’était une manière de se placer dans le flux de l’art, de continuer, par d’autres voies, le travail des cubistes. Je pense à Braque en particulier avec ses compositions intégrant des caractères typographiques comme Le Portugais. Je n’ai rien inventé mais me suis glissé dans une évolution. » La saga débute en flânant boulevard du Montparnasse avec Raymond Hains où ils décollent, un à un, des morceaux d’affiches, réa- lisant à quatre mains Ach Alma Manetro, en recollant les fragments. Jacques Villeglé continuera dans cette voie qui le rendra célèbre dans le monde entier. Flâneur magnifique décidé à recycler le réel de manière poétique à l’image de Brassaï avec qui il entretient une réelle parenté artistique, il s’empare d’une matière lacérée par un ou plusieurs passants qu’il ne connaît pas, une entité multiforme qu’il a nommée le « lacérateur anonyme ». Lui se voit avant tout comme « un metteur en scène. Les affiches – qu’elles comportent des images ou des éléments typographiques – sont la matière brute. Je les choisis, puis détermine un cadrage » explique celui qui souhaite l’effacement de l’artiste derrière l’expression spontanée de la rue. En cela, il fait œuvre d’archiviste voire d’archéologue, sauvegardant des fragments de l’histoire collective venant questionner leur époque. « En prenant l’affiche, je prends l’Histoire », aime-t-il rappeler. En témoigne Les Bulles du Temple, 5 février 69, magnifique interrogation sur la confusion des esprits régnant dans la France d’après 1968. L’évolution des motifs fait apparaître les contours d’une hypermnésie sociétale française allant des teintes sourdes des années 1950 au voyeurisme tapageur des publicités pour le 3615 ULLA, mythe du Minitel rose des eighties, en passant par les créatures glamour des années 1960. Ni créateur de ready-made au sens duchampien, ni précurseur du Pop – une étiquette qui lui fut collée en 1961 avec Carrefour Sèvres-Montparnasse –, Jacques Villeglé se voit avant tout comme un peintre, citant malicieusement la phrase de Maurice Denis qui invitait à « se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Lorsqu’on lui affirme que son travail est d’essence politique, il balaie l’adjectif d’un geste de la main, rappelant simplement le dialogue qu’il eut avec « les communistes, en arrachant les affiches du PCF des années 1960. Rien de plus ». Il n’empêche qu’arracher les vecteurs de communication des puissances dominantes (politiques, économiques, publicitaires…) pour les métamorphoser en poésie pure ressemble bien à un acte politique.
Membre des éphémères Nouveaux réalistes3 (1960-1963), il a toujours tracé une voie singulière d’une grande élégance dans le siècle. Si pour lui l’art est ce qu’était la propriété à Proudhon – le vol – il ne cesse d’inventer et d’expérimenter, déclinant aussi depuis 1969 les multiples avatars (peints, sculptés, écrits sur ardoise, etc.) de son alphabet socio-politique. Il vint au monde en découvrant un graffiti avec les trois flèches de l’ancien parti socialiste et différentes croix (de Lorraine, gammée, celtique) dans le métro le 28 février 1969 – toujours cette précision des dates – alors que de Gaulle reçoit Nixon. À partir de là, il va imaginer un ensemble de signes, jetant les bases d’une nouvelle écriture extrêmement picturale révélant « la violence qui occupe notre mémoire ». C’est un langage crépitant, issu de la rue. Avec lui et ses arrachages, beaucoup ont vu le plasticien comme l’un des pères du street art. Il a du reste œuvré avec Jérôme Mesnager, Psyckoze, ou encore Artof Popof. Toujours modeste, il affirme que leur seul rapport est « la rue. Comme eux, elle est mon domaine. C’est un peu prolétarien : je connais des conservateurs qui ne nous estimaient pas pour cette raison, préférant à l’époque travailler avec Buren, car c’est un intello. Des conservateurs qui portent bien leur nom. » Lui assurément, ne l’est pas.
1 Voir Poly n°232 ou sur poly.fr
2 Instrument destiné à déformer lettres et images au moyen de verres cannelés interposés entre l’objet et l’appareil photographique
3 Aux côtés, entre autres, d’Yves Klein, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Raymond Hains, Arman et Martial Raysse