Acteur majeur des musiques électroniques, Ryoji Ikeda immerge le spectateur dans des espaces sonores et visuels radicaux. Musica lui consacre un ample portrait en six étapes.
Scotché. Voilà comment décrire au mieux la sensation étreignant le visiteur qui découvrait les deux installations – code-verse et A [continuum] – de Ryoji Ikeda (né en 1966) présentées à l’été 2018 dans le cadre de Mutations / Créations 2, espace expérimental annuel du Centre Pompidou. Avec cette immersion labyrinthique dans des espaces en noir et blanc, éclatait le talent du plasticien désormais bien (re)connu. Ce que rappelle néanmoins le portait proposé par Musica est que l’artiste est aussi – et peut-être avant tout – compositeur. Pour Stéphane Roth, il s’agit « de questionner la place des musiques électroniques aujourd’hui, mais aussi de découvrir un rapport à la partition éminemment actuel chez le musicien japonais, très éloigné de l’image qu’on s’en fait généralement, puisqu’il ne se sert pas uniquement d’un crayon et d’une gomme », s’amuse le directeur du festival qui lui a commandé Music for percussion 2. Cet ensemble de cinq pièces a été en partie imaginé au cours de deux résidences à Strasbourg : il consiste en « un projet complètement acoustique où rien n’est amplifié, ce qui est rare chez lui, véritablement co-construit avec les musiciens » fait de cinq miniatures ou est employé un instrumentarium singulier. Se côtoient six métronomes, des billes, des ballons de bas- ket, des règles ou des livres aux pages vierges dans d’étonnantes épures sonores. Tout aussi minimales et répétitives sont les pièces de Music for percussion 1 données pendant le Grand concert d’ouverture #1 : les percussions corporelles (Body music) y font écho aux triangles (Metal Music I) ou aux crotales1 (Metal Music II) pour des compos où la simplicité visuelle répond à une complexité du matériau sonore.
Percussions, etc.
Autre pièce percussive, 100 Cymbals résonnera avec But what about the noise of crumpling paper, iconique œuvre de John Cage dédiée à Hans Arp, dont « Ikeda est un grand fan, réalisant par exemple 4’33” »2, rappelle Minh-Tâm Nguyen, directeur artistique des Percussions de Strasbourg, à l’œuvre dans cet excitant programme. Sur scène, dix instrumentistes et cent cymbales : « C’est une installation sonore millimétrée où les interprètes bougent comme des pixels dans un quadrillage. Tous nos déplacements sont rigoureusement écrits, évoquant un ballet où nous nous métamorphosons en une seule entité », organisme sonore envoûtant sonnant d’étrange et électronique manière. Sur la ligne de crête entre bruit et résonance harmonique, les cymbales, instruments simples en apparence, créent d’intenses polyphonies prenant la forme d’un subtil et troublant pianissimo s’intensifiant sans presque qu’on s’en aperçoive, invitant le public à se laisser porter par le flux, se résolvant dans un final fortissimo. Le concert sera suivi d’un live set d’Ikeda himself (précédé par Hermione Frank alias rRoxymore, DJ et productrice, figure majeure de la scène techno queer féministe berlinoise) dans la lignée de son album supercodex (2013).
Une symphonie ?
Encadrant le plus audacieux des Quatuors à cordes de Beethoven, le quatorzième qui anticipe les bouleversements de Berg, Schöenberg et consorts, les deux Quatuors de Ryoji Ikeda, ici joués pour la première fois en public, installent un singulier dialogue. Une pièce ultra novatrice – mais néanmoins encore pourvue d’encorbellements et autres efflorescences au parfum romantique – écrite en 1826 y rencontre en effet deux partitions minimalistes, inattendues par l’utilisation d’une telle formation, mais tellement familières en raison de la texture du son, où se trouvent d’étranges réminiscences spectrales. Familière, superposition l’est également, pouvant même être considérée comme le point d’orgue du portrait de cet ancien membre de Dumb Type3 qui affirme qu’il s’agit « de la symphonie de mes vingt dernières années, dans laquelle, pour ainsi dire, je remixe Ryoji Ikeda. Cependant, pour autant autoréférentielle que soit cette approche, elle n’est pas mégalomaniaque. Il n’est pas question d’un méta-Ryoji-Ikeda, mais d’un retour sur mes activités jusqu’à présent. » Page inspirée par les mathématiques et la physique quantique, elle fait se télescoper réflexion sur le traitement des données à une échelle massive et textes d’Albert Einstein, Stephen Hawking ou Bertrand Russell apparaissant subrepticement ou de manière codée (joués en morse, par exemple). Aller-retour permanent entre son et image – avec une immense fresque numérique se déployant sur 22 écrans – questionnant nos perceptions, cette œuvre tendant vers l’art total pourrait être considérée comme une somptueuse symphonie glitch4.
100 Cymbals au PMC, Hall Rhin (Strasbourg), jeudi 17 septembre
Live set de Ryoji Ikeda, au Maillon (Strasbourg), jeudi 17 septembre
maillon.eu
Music for percussion 1 dans le cadre du Grand concert d’ouverture #1, au PMC, Hall Rhin (Strasbourg), vendredi 18 septembre
Music for percussion 2, au Maillon (Strasbourg) , samedi 19 septembre
maillon.eu
Quatuor op. 2 et Quatuor op. 3, à la Salle de la Bourse (Strasbourg), dimanche 20 septembre
Superposition, au Maillon (Strasbourg), vendredi 25 et samedi 26 septembre
maillon.eu
1 Instruments de percussion de Grèce ou d’Égypte antique formés de deux plaques métalliques
2 Dans cette œuvre de 2010, Ikeda a encadré des séquences de pellicule 16 mm non exposées correspondant à la durée de l’œuvre éponyme de Cage (1952), conférant une matérialité au silence
3 Collectif japonais dont il était membre au milieu des années 1990, en charge de la musique et de la coordination des différents médias
4 Genre de musique électronique expérimentale se caractérisant par un usage délibéré de défauts sonores, résultant, par exemple, du dysfonctionnement de dispositifs électroniques