Avec Life, le plasticien superstar Olafur Eliasson plonge la Fondation Beyeler dans un bassin naturel vert fluo aux couleurs des actions d’Extinction Rebellion.
Olafur Eliasson est de ces artistes qui n’ont pas renoncé à faire de l’art un outil pour changer le monde tel qu’il
est – et tel qu’il court à sa perte sur la pente du réchauffement climatique. Depuis la création de The Weather Project, l’impressionnante installation crépusculaire qui l’avait révélé au public en 2003 à la Tate Modern de Londres, le plasticien dano-islandais n’a cessé d’élaborer des dispositifs immersifs pour éveiller les sens et les consciences de ses contemporains sur les questions écologiques. Ainsi avait- il, à la veille de l’ouverture de la COP21, en 2015, acheminé sur la place du Panthéon à Paris, pas moins de cent tonnes de banquise du Groenland – correspondant au volume de glace qui fond chaque centième de seconde dans le monde. Douze morceaux d’iceberg disposés en cercle et intitulés Ice Watch, de façon à suggérer le cadran d’une horloge et intimer aux décideurs politiques l’urgence d’agir… L’homme sait marquer les esprits ! On comprend que ce genre d’opérations coup de poing, répercutant avec pertinence et panache les dégâts causés à l’environnement, lui valent aujourd’hui un statut de véritable superstar de l’art. Dans son hub berlinois, cette figure quasi médiatique emploie près d’une cinquantaine de personnes (chercheurs, architectes, techniciens, historiens, cinéastes, cuisiniers, etc.), qui l’aident à documenter et développer ses créations, comme à en réduire au maximum l’impact environnemental.
En immersion
Chez Eliasson, art et activisme se confondent inextricablement. Mais il émane toujours aussi de ses grandioses œuvres immersives une puissante charge poétique, voire même romantique. C’est cet aspect qui prédomine dans Life, l’installation avec laquelle il investit – inonde serait sans doute plus approprié ! – la Fondation Beyeler. Pour ce faire, la façade de verre du bâtiment conçu par l’architecte Renzo Piano a été entièrement démontée, ouvrant grand le musée sur l’extérieur, tandis que la petite mare qui s’étend à ses pieds a vu son niveau monter de quelques centimètres, pour mieux déverser ses eaux dans les salles d’exposition aux murs d’un blanc éclatant, déshabillés pour l’occasion des Miró, Monet, Rothko et autres habitués des lieux. Au fil de ses déambulations à travers l’institution culturelle immergée – qu’il parcourt sur des passerelles de bois –, le visiteur est livré à une expérience sensorielle singulière et complète. Le plasticien a en effet coloré l’eau de l’étang en vert avec de l’uranine, une substance chimique phosphorescente et inoffensive pour l’environnement et les êtres humains, souvent utilisée par les activistes d’Extinction Rebellion pour protester contre la destruction des écosystèmes. La lumière changeante du jour ou de la nuit (l’exposition est accessible au public 24h/24) révèle alors un camaïeu de vert et de bleu aux accents parfois surréalistes. Les sons de la rue voisine et du tramway bâlois résonnent au loin, tandis que les enregistrements de pépiements d’oiseaux et autres bruits de faune locale envahissent les lieux. Nénuphars, laitues d’eau et plantes aquatiques ajoutées par l’artiste à celles déjà présentes dans la mare d’origine prolifèrent. Fleurs et feuilles tombées des arbres du parc alentour et flottant à la surface de l’eau exhalent une forte odeur de camphre – perceptible même à travers les masques.
Au temps présent
Des caméras ont également été installées, qui diffusent des images du site en livestream sur Internet. Chacune est équipée d’un filtre optique particulier reproduisant les perceptions d’autres espèces que la nôtre : vision kaléidoscopique de la mouche, infrarouge de la chauve-souris, etc. Life est une installation mettant en exergue la vie non pas d’un point de vue exclusivement humain, mais dans une perspective plus largement biocentrique. Tout dans cette dynamique infinie des échanges entre l’intérieur et l’extérieur, le dehors et le dedans, la nature et la culture concourt à plonger le visiteur dans une temporalité ralentie, dilatée. Comme si le temps optimisé des aiguilles et des horloges cédait la place au temps présent et vécu qu’éprouve notre conscience. On pense aux théories de Bergson, bien sûr. Et puis à Lamartine : « Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, / Suspendez votre cours ! / Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours ! » Parce que plus on s’immerge dans l’œuvre d’Olafur Eliasson et plus on est frappé, au-delà de son évidente dimension conceptuelle et militante, par sa nature profondément sensorielle, émotionnelle, affective. En un mot comme en cent, romantique.
À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 11 juillet
fondationbeyeler.ch