Échec et mat
Le Théâtre national de Strasbourg accueille l’illustre metteur en scène polonais Krystian Lupa avec Fin de partida de Samuel Beckett, pièce à l’esthétique rétro-futuriste où « rien n’est plus drôle que le malheur ».
Pourquoi Beckett arrive-t-il aujourd’hui dans votre parcours ?
J’y ai déjà pensé plusieurs fois. C’est comme s’il m’attendait quelque part, dans un coin sombre. Beckett m’a toujours fait un peu peur, par la rigueur qu’il avait face à ses projets. Il n’est pas simplement l’auteur de la pièce mais aussi du projet de son spectacle. Il n’espérait probablement pas une quelconque compréhension de Fin de partie de la part des comédiens et des metteurs en scène. Peut-être même qu’il comptait sur ceux qui ne comprennent pas vraiment pour faire exactement ce que lui demande, afin d’approcher son vrai projet.
Votre pièce Les Présidentes[1. Présentée en février 2010, à Colmar, à La Comédie de l’Est, lire article ici] brillait par la qualité du jeu sans texte, des silences, l’incroyable présence et intensité des comédiennes…
Chez Beckett aussi il y a des instants de silence, sans parole. Et il faut du courage pour véritablement sentir comment aller jusqu’au bout avec ces instants. C’est pourquoi il faut vraiment oser dans les moments de silence prolongés et parfois longs. Ce n’est pas facile pour les acteurs qui n’en ont pas toujours la force.
Dans Fin de partie, les « temps morts » et didascalies comme « un temps », sont nombreux. C’est le même type de travail à mener avec les comédiens ?
C’est pareil. Mais il y a une énorme différence dans la manière dont les personnages utilisent les dialogues et le texte. Ce qui nous a fasciné le plus, c’est l’intensité du dialogue chez Beckett. La plupart des interprètes et des metteurs en scène se demandent comment le dire. Ils ne prêtent souvent pas assez attention au fait que ses personnages sont sans arrêt en train de mentir, parlant pour essayer de cacher ce qu’ils ne disent pas. Beckett est maître dans l’art de cacher des pensées compliquées dans les moments sans texte. Quand on commence à comprendre tout ce qu’on ne dit pas, toutes ces pensées et tensions qu’on y retrouve, il s’avère tout d’un coup que, ce qu’on dit se passe automatiquement et qu’on n’a plus besoin d’y penser.
Vous placez l’action dans un bunker. Rien de révolutionnaire dans ce choix et pourtant, ancrer la pièce dans un environnement clos évoquant l’apocalypse et une menace de fin des temps oriente la lecture des relations en jeu dans la pièce…
Vous avez raison, pour moi ça a été une évidence. Dès que j’ai pensé à ce projet, en utilisant mon imagination d’enfant, j’ai vu un bunker. Il reste associé à cette période de ma vie car il y en avait beaucoup à l’endroit où j’ai grandi. J’y passais tout mon temps, fasciné par ces endroits qui étaient à la fois magiques et démoniaques. À chaque fois que je voyage et que j’en vois un, je ressens tout de suite le besoin d’y entrer. Je sais que je ne suis pas seul parce que j’y vois de nombreux graffitis, les traces de certaines existences. On ressent les nuits passées là-bas et les excès spécifiques de ce qui s’y est déroulé. On peut dire que c’est un endroit qui, du point de vue historique, est marqué par la guerre. Je parle ici d’une catastrophe, d’un endroit où il est possible de se cacher.
Parlez-nous du rapport de force et d’interdépendance entre les deux personnages principaux : Hamm, maître aveugle en fauteuil roulant, donne encore et toujours des ordres à Clov, valet qui ne peut jamais s’asseoir.
Cette force est le point principal de la pièce. Le jeu se base dessus. D’abord on a l’impression que c’est Hamm qui domine dans un schéma classique maître / serviteur, avec toutes les perversions imaginables qui sont liées à cette hiérarchie. On trouve peut-être aussi une sorte de sexualité spécifique dans ce rapport. Pas au premier degré mais liée au combat et à l’agressivité entre deux individus. La sexualité évoque ce combat qui la provoque. C’est de là que vient l’idée que Clov (interprété par Susi Sánchez, NDLR) n’est peut-être pas tout à fait homme, même si dans le projet de Beckett, c’en est un. La force reste du côté de Hamm mais ce n’est qu’un faux-semblant. Peut-être que c’est Clov le plus fort, lui qui a le plus d’arguments. Beckett a une idée géniale : celui qui tient le pouvoir est aveugle, comme toute personne l’exerçant. Sa force est en même temps sa faiblesse, sa mort. Au fur et à mesure, on apprend qu’il y a d’autres dépendances, plus profondes, entre les personnages. Hamm a en quelque sorte élevé Clov. C’est un Pygmalion. On revient sans cesse à ce thème de l’enfance éternelle, fascinés par la possibilité d’une renaissance et ce retour à l’état dans lequel tout est encore devant nous. Derrière, ne restent que les possibilités ratées, pourries. Je fais confiance à cette fantaisie que j’ai eu de mettre une femme dans le rôle de Clov. Son père a peut-être vendu son enfant à Hamm. L’enfant peut alors servir un jour à autre chose, devenir serviteur. Et c’est pourquoi Hamm l’a toute sa vie élevé en garçon. Et le besoin de libération de Clov, son rêve de liberté et d’indépendance, son besoin de prendre enfin sa vie en mains regarde cette région de la conscience sexuelle qu’il découvre en lui-même.
Ils sont accompagnés de Nagg et Nell, les parents de Hamm qui sont allongés, nus, dans des aquariums ressemblant à des cercueils, tout en continuant à rêver au bonheur. Est-ce par eux qu’arrive la dimension ironique et cynique de Fin de partie ?
Évidemment, ils sont le point de repère. Son idée de placer les parents dans des poubelles était géniale. Mais elle a déjà été utilisée tant de fois qu’il me fallait trouver autre chose. Je ne sais pas pourquoi ces gens dans des aquariums correspondent mieux à un bunker, mais j’ai cette connotation de personnages pris en otages, d’expérimentations qu’on fait sur des humains. À vrai dire, cet aquarium je l’ai pris à Pompeï, là où figurent les personnages pris dans la lave. Hamm les garde et expérimente sur eux, pour qu’ils continuent à vivre. Chaque jour, il leur donne la possibilité de se voir. Chaque jour il écoute ce qu’ils disent en attendant sans arrêt le moment où ils pourraient enfin ressentir une certaine culpabilité par rapport à lui. Mais ça ne leur vient pas à l’esprit ! (rires)
Dans un livre d’entretiens avec Jean-Pierre Thibaudat[2. Jean-Pierre Thibaudat et Béatrice Picon-Vallin, Krystian Lupa, Actes-Sud Papiers, collection Mettre en scène, 2004 (10 €)] vous disiez : « Le théâtre est un laboratoire des expressions humaines, le théâtre comme récit ne m’intéresse pas. » Pourquoi ?
Je pense que je ne suis pas une exception. Je crois qu’aujourd’hui, dans la recherche et l’écriture dramatique, on arrête de plus en plus de raconter l’histoire par le biais des dialogues. Avant on pensait que c’était le seul moyen de présenter l’être humain dans le théâtre. Mais ce n’est pas vrai ! Les gens dialoguent mais ne racontent, dans la vie, aucune histoire comme cela. Parfois il y a un bout d’histoire qui se crée, mais on ne dialogue pas pour donner la lumière et expliquer comment se passent nos intrigues. Le rapport entre l’action de parler et l’histoire qui apparaît au fur et à mesure est beaucoup plus compliqué, plus composé. C’est pourquoi ça nous gêne maintenant, quand on voit un théâtre si simplifié qu’il sert à raconter les histoires. En ne disant que les dialogues, les régions les plus profondes, les plus importantes et les plus touchantes de notre condition humaine restent intouchées, car le dialogue ne touche pas ! On ressent de plus en plus qu’en utilisant la parole, on ment. Mais c’est là où on peut attraper l’homme avec les éruptions de son contenu. Beaucoup de ceux qui écrivent aujourd’hui pour le théâtre n’essaient plus de tout mettre dans les paroles des personnages. Ils ajoutent les morceaux de leur propre réflexion, des réflexions philosophiques ou des extraits de journaux. Tout ça n’est pas inscrit dans une logique de dialogue. Le théâtre peut dévorer tout ça et faire apparaître. Le personnage, l’homme dans le théâtre, devient de plus en plus subjectif. On se concentre sur son cerveau ou son inconscient, loin d’une vue de l’extérieur où l’on a toujours pu dire : « Ce sont eux qui sont en train de dialoguer, eux que nous regardons de l’extérieur, pas moi. » Or, ce moi – avec tout ce qui me traverse, toute cette possibilité d’expression de plus en plus subjective sur le plateau – est le seul moyen pour que le théâtre puisse continuer à exprimer le monde d’aujourd’hui qui est de plus en plus difficile. Le seul, aussi, à exprimer ce que nous sommes pour nous-mêmes.
En regardant votre répertoire, on constate que les dramaturges et auteurs français en sont quasiment absents, si ce n’est Art de Yasmina Reza. Pourquoi ce désamour ?
Je suis fasciné par de nombreux auteurs français. J’ai voulu monter plusieurs fois Genet[3. Jean Genet (1910-1986), voir Poly n°137]. Peut-être est-ce encore devant moi ? Mais en fait, ce que je voudrais, c’est demander à Genet d’écrire une nouvelle pièce (rires). J’ai aussi pensé, plusieurs fois, monter Proust. Mais mon élève Warlikowski l’a déjà fait et ça ne m’a pas trop plu. La dimension de description de Proust me fait un peu peur. Elle reste pour toujours littéraire. Malgré la sensualité énorme de ses personnages, cette résistance que j’ai en moi demeure un peu irrationnelle.