Double face
Dans La Bonne Âme du Se-Tchouan, Brecht inscrit la médiocrité de l’humain dans le chaos du monde. Entre fable et réalité, Jean Bellorini met en scène un univers onirique et musical, aussi léger que violent.
Le théâtre de Bellorini est d’abord poésie. Ce n’est pas par hasard s’il a choisi, parmi les œuvres de Brecht, celle dont la portée lyrique l’emporte sur le didactisme politique. En montant La Bonne Âme du Se-Tchouan, le jeune directeur du Centre dramatique de Saint-Denis poursuit un travail tout en suggestion, préférant les questions aux réponses, au point de supprimer l’épilogue brechtien pour proposer une fin qui n’en est pas une. « Le théâtre, c’est chercher ensemble », tel est le son credo. Si dix-huit artistes sont réunis sur scène, le spectacle est bâti sur la simplicité et la grâce du regard, donnant naissance à la beauté et à la force des images. Dirigeant les comédiens comme des musiciens et vice-versa, le metteur en scène fait fusionner les mots et les notes. Et nous voilà par magie dans cette province reculée de la Chine. Au fond de sa misère, Shen Té n’a pas d’autre choix que de se prostituer pour survivre. Jusqu’au jour où des dieux de passage sur terre, pour la remercier de les avoir logés, lui offrent de l’argent. Shen Té achète alors un débit de tabac. Sortie de l’indigence, désireuse de faire le bien, elle va être abusée par toutes sortes de mendiants et commerçants peu scrupuleux. Pour s’en sortir, la jeune femme s’invente un cousin, Shui Ta, excellent homme d’affaires, qu’elle incarne elle-même, révélant sous le masque sa part obscure.
Pour la comédienne Karyll Elgrichi, qui joue les deux rôles, l’expérience est particulièrement jouissive. « En tant que femme, j’ai forcément certains préjugés sur la façon dont on doit jouer une femme. Mais ne pas savoir ce qu’est réellement un homme m’a permis de laisser jaillir tout ce que j’avais en moi sans me poser aucune question : tout est possible avec ce personnage. » Et la performance d’actrice est de taille, passant d’un rôle à l’autre sans répit, avec changement de perruque, de costume, de maquillage en moins d’une minute. « À la fin, les changements vont tellement vite qu’on ne sait plus si c’est un homme ou une femme. On comprend alors qu’il s’agit de l’humain en général », poursuit-elle. L’humain dont l’intrinsèque dualité offre un terrain de combat schizophrénique à la bonté et à la méchanceté. Marque de fabrique de Jean Bellorini, le ciel d’ampoules est ici bleu, invitation au rêve et à la poésie « face à l’insoutenable contemporanéité d’un monde qui assume de plus en plus sa cruauté, d’un monde où la dureté est une valeur qui nourrit la dignité de nos égoïsmes ».
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