Une Histoire de famille
Créée en novembre à La Filature de Mulhouse, Désirer tant, nouvelle pièce de Charlotte Lagrange1, s’attache aux destins croisés de trois générations de femmes, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.
Tout commence, ici et maintenant, par une disparition. La partie la plus simple finalement, même si la mort d’Olga dans un village d’Alsace est le moment choisi par sa fille, Katell, pour annoncer son existence à Véra, sa petite-fille travaillant en Allemagne. Mère et fille ne se côtoient guère plus aujourd’hui qu’hier. L’histoire familiale a ses trouées et ses résurgences. Drames et petites misères, poids des silences et tabous. Charlotte Lagrange signe une fresque au féminin où chacun se débat au milieu de l’éclat de ses désirs se fracassant contre les carcans sociaux, où l’ivresse de vie valse avec les ballottements de l’Histoire sur un flonflon lancinant.
Théâtre documenté
La metteuse en scène, sortie il y a une dizaine d’années de l’École du TNS, poursuit ses envies d’écriture, bonifiée au plateau pour que jaillisse des corps la langue. Son théâtre documenté, pour partie autobiographique, ne tombe pas dans les affres parfois pesantes du documentaire. Originaire de Thann, sa grand-mère travailla en 1941 pour les Allemands dans le cadre du Reichsarbeitsdienst (RAD)2. La jeune femme, tout juste 18 ans, a aimé cela, travailler. Même pour l’occupant. Elle y fuyait un père ultra violent. L’ennemi extérieur lui offrait une liberté que celui de l’intérieur lui dévoyait. Mais à la violence familiale s’est, pour elle, substituée la sociale. Impossible était le retour au village, on ne lui aurait pas pardonné son rôle de simple secrétaire engagée volontaire. Elle dut fuir pour Paris une fois la paix revenue. En 1956, elle épouse un juif rencontré à un bal. La même année naît leur fille (la mère de Charlotte) qui, longtemps la jugea durement.
Incompréhension de génération
Autant d’ingrédients pour les grandes lignes du récit fragmenté de Désirer tant – digressif sans jamais nous perdre – qui créent un virevoltant mélange d’époques (occupation, fifties, seventies et début XXIe siècle). Clarté du jeu et des intensions des personnages permettent d’habiles allers-retours dans une scénographie qui nous convie dans un jardin, au milieu de sapins. Celui où Olga finit ses jours, mais
aussi celui de son adolescence et de ses premiers émois avec son amie Liesel, s’y cachant pour découvrir les plaisirs de leur corps. Un intérieur de maison s’ébauche d’un côté, de l’autre émergent les fantômes du passé, témoins privilégiés d’une histoire qui prend soin d’effeuiller les sentiments de
chacun. Ainsi Liesel et André – mari d’Olga qui l’aimait en dépit de ses absences, ses infidélités, son épanouissement loin du foyer et de leur fille, ses désirs inépuisables de liberté – permettent d’avancer sur les sinueux chemins d’un passé, contant aussi bien 70 ans d’émancipation féminine et de renoncements pour y parvenir, que le destin d’êtres tentant, malgré les vicissitudes jetées en travers de leurs rêves, d’atteindre un brin de bonheur. En observateur impatient et passionné, le duo commente, annonce, reprend et infirme ce qui se joue devant lui. Pour le public mais aussi pour Véra, la petite-fille d’Olga aux prises avec les secrets de sa mère, qui les voit et les entend dans un trouble du réel relevant en tout point de la magie théâtrale : celle d’un temps présent charriant la complexité et l’étrangeté du monde. Grondements, échos, pulsations et morceaux déstructurés sculptent un
espace sonore oscillant sur une crête d’atmosphères prêtes, à tout instant, à basculer. Avec habileté, la metteuse en scène a confié à tous ses comédiens plusieurs rôles miroirs à chaque période, multipliant les télescopages sensoriels et historiques. Surtout, elle retient les choses, nous laisse cheminer avec Véra. Réserve surprises et flashbacks rebattant les cartes des jugements moraux hâtifs que le spectateur pourrait s’autoriser.
De la difficulté de dire
Alors que les morts, toujours en jeu et à vue, reprennent leurs rôles au gré des changements d’époque, les silences coupables engendrent des dégâts collatéraux – immémoriaux – qui infléchissent à jamais les trajectoires de vies. Chaque génération ploie sous le poids du passé de ses aînés. Se répète un cycle de douleurs et d’incompréhensions devant l’impossibilité de la transmission, doublé d’amour filial tronqué dont sont atteints les protagonistes. Olga n’a pu que taire l’aventure qui la fit, contre son gré, enceinte du temps du RAD. Elle ne put faire comprendre ses appétits de vie et son dévouement total à son travail au point de délaisser mari et enfant. Le plafond de verre social et genré était trop imposant. André lui-même coupe court aux discussions sur ses origines juives avec Katell qui, lorsqu’elle deviendra mère – beaucoup trop jeune aux yeux d’Olga ne comprenant pas ses envies d’enfermement dans la maternité – se jurera de ne pas reproduire tout cela. En vain puisqu’elle taira jusqu’à l’existence de sa propre mère à sa fille Véra. Cette dernière découvre ce pan entier de son héritage familial au moment même où elle tombe enceinte. Entre amours contrariées (hommes et femmes sont toujours à contre-temps) et quête intime de liberté, voilà une femme d’aujourd’hui face au tourbillon de la vie et son plus grand défi. La peur au ventre, les larmes aux yeux, mais l’espoir au cœur de faire autrement.
Au Théâtre en Bois (Thionville), du 5 au 9 décembre
nest-theatre.fr
Au Théâtre (Chaumont), jeudi 13 décembre
lenouveaurelax.fr
1 Lire nos articles sur ses précédentes pièces : Tentative de disparition
(Poly n°207), Aux Suivants (Poly n°182) et L’Âge des poissons (Poly
n°162)
2 Service du Travail Obligatoire du Reich auquel étaient “invités” dès février 1941 les Alsaciens âgés de 17 à 25 ans. Devant la réticence de la population, il devient obligatoire dès le mois de mai