Désenchantée
Entre séparations brutales et désir incandescent, l’auteur et metteur en scène Jean-René Lemoine crée Vents contraires, pièce dans laquelle la vie n’a rien de tendre. Entretien.
Vous citez L’Idiot de Dostoïevski en épigraphe : « Les gens ne sont créés que pour cela, se torturer les uns les autres. » Vos six personnages en quête d’amour sont pétris de désirs qui balayent les certitudes et les êtres autour d’eux…
Ils sont pris dans cette pathologie d’une furie de désir incontrôlable, agissant comme un effroi qui tétanise tout en produisant une énergie hallucinante. Les personnages ne prennent plus de décisions et sont sans limites. Dans leur innocence, ils sont assassins, pleins de contradictions : tous les contraires s’expriment dans l’écorce furieuse de la passion. Le désir n’est pas la caractéristique de l’amour qui ne vient, lui, qu’après. Ils ne voient pas la fragilité de l’autre, homme ou femme, qui devient un sujet fabriqué, pris et jeté comme une marchandise. Cela n’est pas pensé dans leur psyché mais c’est la même chose, ils sont emportés dans un tourbillon de passion.
L’obsession de l’argent et des apparences, si fortes dans le monde qui les entoure, atteint son paroxysme avec l’illusion du luxe et de la mode dans lequel est plongée Leïla : créatrice haute-couture déchue, caricature de l’esthète branchée devenant, de fait, très drôle…
Une pièce est incluse dans une autre. Le rapport à l’argent, qui constitue le monde dans lequel ils évoluent se tient, dans une pièce proche d’un Marivaux, autour des possibilités du désir. Afin d’aborder le tragique, je trouve intéressant de passer par le dérisoire et le comique. Les séparations amoureuses du début cachent, un temps, ce rapport à l’argent, mais la cruauté et la violence reviennent de plus belle quand Marie propose à Marthe de lui vendre son compagnon Rodolphe pour 100 000 euros. Il m’apparait nécessaire de prendre un certain recul afin de ne pas donner de leçon dans une position de surplomb, proposer une photographie de la société et de ses dérives. Les personnages vivent sincèrement ce délire et ses contradictions, emportés qu’ils sont par le flux du monde. Je n’ai, par exemple, pas cherché à rendre drôle Leïla mais la vérité et la sincérité d’un certain discours deviennent vaudevillesques à l’arrivée. Ce que les actrices ne devront d’ailleurs pas rechercher : il faut jouer la panique et une sincérité totale. La dimension comique devra être mouvante, incertaine. Le rire s’étrangler dans la gorge du public. Le plonger dans une permanente contradiction des sentiments. J’ai chargé chacun en dérision, en érotisme et en comique pour arriver à l’essence absolue du désespoir.
Les personnages semblent pris par la fuite : géographique, mentale, sexuelle ou matérielle. L’un des maux actuels pour vous ?
Ce sentiment d’impuissance et ce désir de fuite me hantent. Je ne voulais point culpabiliser le spectateur mais me mettre dans l’œil du cyclone en étant le personnage diffracté de cette pièce, présentant mon sentiment d’immobilité et de lâcheté tout autant que ma prise de conscience panique et entravée. Les personnages qui en résultent sont monstrueusement égoïstes car ils ont une conscience aveuglée du monde. Ils ne veulent pas le voir et se recroquevillent sur leurs inquiétudes propres. Camille, quittée par Leïla, est différente. Telle une Cassandre, le monde s’impose à elle. À son corps défendant, elle est le baromètre à travers lequel les autres vivent. Mais la vérité n’est pas ce qui permet de survivre.
Vous créez aussi une femme redoutable : Salomé, étudiante bien née se droguant et se prostituant par choix raisonné, se révèle petit à petit dans un mélange de cynisme et de libertarisme symptomatique des excès de la société…
La société est arrivée à dévoyer la libération sexuelle en libéralisme sexuel. D’une certaine manière, nous sommes dans l’aliénation de l’économie de marché dont Salomé est le symbole. Je ne suis pas sûr de son cynisme. Elle est plutôt remplie par une volonté de sublimation de quelque chose. Elle recherche la poésie de l’excès, avec un côté rimbaldien lié à l’attraction du vide et de la banalité. Tant qu’elle n’a pas d’objet artistique pour transformer sa puissance et véhémence, elle est dangereuse. Le désir de transfiguration peut devenir fascisme et l’on peut se perdre s’il ne se réalise pas. Salomé se prostitue par vertige, pour couper les ponts avec son éducation. Mais elle est rattrapée malgré elle par la possibilité d’un vertige de l’amour.
De nombreux monologues apparaissent à ce point sincères qu’on doute qu’ils soient vraiment dits. Allez-vous jouer sur cette frontière du doute entre réalité et fantasme ?
Lacan disait que « L’amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Et parfois il en veut mais c’est le fantasme et la perfection qu’il attend. Je souhaite construire au plateau ce rapport entre rêve et réalité, ou plutôt entre réalité et pulsion. Il nous faut travailler la pulsion comme si elle était réelle. Penser que ce qui se joue est ce que le public aimerait que nous fassions. La difficulté réside en ce que c’est exactement ce que nous nous interdisons habituellement de faire et de dire ! Dans un rêve rien n’est onirique, tout est précis. Ce n’est que lors de l’éveil que l’onirisme apparaît. Voilà pourquoi rien ne doit être pris pour du rêve. À nous de rendre vraie l’hallucination dans la friction permanente entre maîtrise des événements et folie du désir de contrôle, de pouvoir et d’écrasement de l’autre. Si les personnages s’enflamment, ils doivent rester crédibles pour conserver leur pouvoir cathartique. Je veux qu’ils soient le reflet de ce que nous pourrions être.
Paru aux Solitaires intempestifs (14 €)
solitairesintempestifs.com
À La MC93 (Bobigny), du 13 au 24 novembre
mc93.com
Au Théâtre national de Strasbourg, du 28 novembre au 7 décembre
tns.fr