De guerre lasse

Avec Woyzeck de Büchner et Dehors devant la porte de Borchert, Jacques Osinski présente deux pièces de sa “trilogie de l’errance” au Théâtre national de Strasbourg. Entretien.

Woyzeck est souvent vu par les metteurs en scène comme un passage obligé, une confrontation à Büchner. Le temps était venu pour vous ?
Oui et non. J’ai pas mal travaillé sur les auteurs allemands, notamment Horváth[1. Un Fils de notre temps d’Ödön von Horváth est la deuxième pièce de la trilogie de l’errance de Jacques Osinski] et Büchner. Quand je suis arrivé à la direction de la MC2 Grenoble, j’avais envie d’affirmer un répertoire et de proposer un projet au long cours puisqu’il a été créé sur deux saisons : la première avec Woyzeck et Un Fils de notre temps, la seconde avec Dehors devant la porte. Woyzeck s’inscrit dans un cycle, je ne l’aurais peut-être pas fait s’il n’y avait eu en perspective toute cette histoire et ces auteurs. Ce n’est pas une pièce, mais un matériau fascinant, sans colonne vertébrale. Cette matière peut se réécrire et se changer comme un scénario, ce qui me plait énormément. J’avais vu de nombreux Woyzeck au théâtre mais aussi des mises en scène de l’opéra composé par Alban Berg dont la dramaturgie est extrêmement établie. J’ai découvert la version d’Herzog, un téléfilm avec Klaus Kinski dans le rôle principal. Ça se passe simplement, dans une petite ville de garnison allemande au XIXe, en costumes. L’ancien soldat Woyzeck n’est plus uniquement un animal de laboratoire plongeant lentement dans la folie…

http://www.youtube.com/watch?v=L1B7Vi3vdJw

La notion de cycle incluait de confier au même comédien, Vincent Berger (ancien du Groupe 29 de l’École du TNS), le rôle principal de Woyzeck et de Dehors devant la porte ?
Ce sont les mêmes comédiens dans les deux pièces, un groupe avec lequel je travaille depuis longtemps maintenant. Ce cycle était un peu mon manifeste en arrivant à Grenoble, présentant ce que je voulais faire et les gens avec lesquels j’aime collaborer. Ma lecture de la pièce est plutôt ouverte. Je ne tente pas d’asséner que le capitaine est un monstre et Woyzeck un cobaye. Je l’oriente sur la restitution de l’opacité et de la complexité du personnage tel que le décrit Büchner. Ce n’est pas qu’une victime ou un bourreau. C’est bien plus ambigu que cela.

Arriver avec ces spectacles qui ont tous pour toile de fond la guerre, les notions de vérité, de liberté et l’incapacité de dire les choses, c’est un point de vue politique sur le monde d’aujourd’hui…
Je m’aperçois que c’est au cœur du travail même si je ne l’assène pas ! Nous avons fait Un Fils de notre temps dans le cadre de tournées décentralisées à la campagne. Nous avions un peu peur de la réception de ce petit roman noir d’Horvath contant le destin d’un homme qui se fait enrôler dans une armée fasciste. Ça s’est très bien passé, les gens s’emparent de ces histoires car elles résonnent en eux.

Dehors devant la porte © Pierre Grosbois

Dehors devant la porte de Wolfgang Borchert n’est guère plus gai. Nous y revivons un ensemble de flashbacks, une matière très intéressante dans les possibilités de traitement qu’elles ouvrent pour la mise en scène ?
Tout à fait. Je rêvais de monter cette pièce quasi inconnue depuis longtemps mais personne ne voulait m’y aider. Elle débute au moment où l’ancien soldat Beckmann va se jeter dans l’Elbe alors qu’il revient dans un Berlin totalement dévasté. Cela peut s’apparenter aux quelques secondes pendant lesquelles il tombe et va se noyer ! Comme lorsqu’on voit défiler sa vie devant ses yeux au moment de mourir. Ce flashback est comme un rêve onirique. Beckmann revisite son passé, il est repêché par une jeune femme qui l’emmène pour le soigner. Il va retrouver un colonel qui aurait envoyé des soldats se faire massacrer sur le front, un directeur de théâtre intéressé par son histoire avant de la trouver beaucoup trop noire… Ensuite il revient chez ses parents qui se sont suicidés.

L’auteur nous propose aussi d’accéder à la conscience de Beckmann avec le personnage de l’Autre…
C’est un personnage assez symbolique, comme si on était à l’intérieur de sa conscience au moment où Beckmann est en train de mourir et passe dans l’au-delà. Borchert raconte sa propre histoire : prisonnier sur le front russe, il meurt très jeune. Il écrit cette pièce en quelques jours, comme un cri, mais dans une forme très originale, assez sidérante et stupéfiante. Bien loin de la brutalité d’un récit à la première personne.

Woyzeck, mis en scène par Jacques Osinski © Pierre Grosbois

Comment avez-vous composé le décor modulable des deux pièces ?
C’est un espace unique. La pièce s’appelle Dehors devant la porte car il est sans cesse “mis à la porte”. Le haut du décor est celui de Woyzeck avec en bas trois portes en plexi translucides qui permettent de voir derrière. Là, il y a un couloir qui peut s’apparenter à celui entre la vie et la mort. On peut jouer le dedans ou le dehors avec un minimum d’accessoires qui arrivent, quasiment tous, en glissant. Mon spectacle est une version assez contemporaine, graphique et colorée.

Ces thèmes de l’exclusion, de l’identité, de l’impossibilité de partager ce qu’on ressent, ce qu’on a vu et vécu sont intemporels…
On ne l’ancre pas dans les années 2000 mais il y a des échos extrêmement contemporains, comme pour Woyzeck : ces personnages qui ne savent pas comment se situer, qui sont déracinés, perdus… D’où le titre de “trilogie de l’errance”. Leur libre-arbitre est entravé pour diverses raisons, ce qui résonne fortement aujourd’hui. Les personnages que je choisis ou qui me choisissent sont souvent un peu perdus, décentrés, en quête d’identité.

Woyzeck de Georg Büchner, au Théâtre national de Strasbourg, du 7 au 11 février
03 88 24 88 24 – www.tns.fr


Projection du téléfilm Woyzeck réalisé par Marcel Bluwal (ORTF, 1964) à l’Auditorium du MAMCS (en partenariat avec l’INA Grand-Est), mardi 21 févrierwww.musees.strasbourg.eu


Dehors devant la porte de Wolfgang Borchert, au Théâtre national de Strasbourg, du 14 au 18 février
03 88 24 88 24 –
www.tns.fr

Rencontre avec Jacques Osinski autour du théâtre allemand, lundi 13 février au TNS

 

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