Avec son magistral Goya, la Fondation Beyeler retrace le parcours de celui qui, par l’obscure incandescence de ses œuvres, mit la folie humaine et la cruauté à nu.
« Il n’y a pas de règle en peinture », affirme Goya l’insoumis en 1792. La séditieuse formule dit toute la force d’esprit de son auteur. Avec son œuvre tout à la fois fascinante et contradictoire, des ors de la cour d’Espagne aux horreurs de la guerre napoléonienne, de l’optimisme des Lumières aux ténèbres du romantisme, l’immense, le colossal, le titanesque Francisco de Goya y Lucientes (1746- 1828) bouleversa l’histoire de l’art en inventant une façon nouvelle de peindre. Réunissant plus de 70 tableaux et une centaine de dessins et gravures, cette rétrospective est l’une des plus importantes jamais montée hors de son pays. Parmi ses temps forts, figurent le célébrissime portrait en blanc de la duchesse d’Albe, le grand amour de l’artiste, tout comme deux tableaux rarement exposés, Maja et Célestine au balcon et Majas au balcon. Il y a là aussi la somptueuse Maja vêtue, exquise avec ses joues roses de désir et ses bras relevés pour mieux souligner sa poitrine. Peinte grandeur nature, une fine robe de soie blanche moule sa silhouette, laissant deviner, au creux de ses cuisses fermées, la noire toison pubienne. Réalisée entre 1800 et 1807, cette toile, qui cachait derrière elle – grâce à un mécanisme secret – le double dénudé de la jeune femme, faillit mener Goya au bûcher et inspira la sulfureuse Olympia à Manet.
En 1793, l’œuvre déjà ambiguë de Goya connaît une rupture stylistique brutale. L’homme contracte une grave maladie le laissant sourd. Il se met alors à raconter le pire de ce que l’humanité peut produire et endurer. Les scènes d’Intérieur de prison, Maison de fous et autres Cannibales dépeçant leurs victimes investissent les peintures de cabinet réservées à un cercle d’intimes. Dans Le Sabbat des sorcières, les prêtresses succombent aux charmes d’un bouc géant à grosses cornes, rappelant au passage que l’Espagnol fut contemporain du Marquis de Sade. Âme torturée, le visionnaire explore aussi dans les eaux-fortes de ses Caprichos publiés en 1799, ses propres mondes intérieurs, fouillant les abîmes de son inconscient (Le Sommeil de la raison engendre des monstres). Avec l’invasion du pays par les troupes françaises en 1808, Goya se fait le chroniqueur des atrocités perpétrées des deux côtés. En témoigne la saisissante série d’estampes intitulée Les Désastres de la guerre, avec ses corps tirés à hue et à dia et ses jonchées de cadavres disloqués. De Picasso à Bacon, des surréalistes à Philippe Parreno (dont l’hypnotique film sur les Peintures noires découvertes à même les murs de la demeure du peintre espagnol clôture le parcours), Goya est une référence incontournable depuis deux siècles. Son « grand mérite », notait Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques, « consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité.»
À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle) jusqu’au 23 janvier 2022
fondationbeyeler.ch