D’ombres et de lumières
La saison estivale du Théâtre du Peuple propose en point d’orgue de sa programmation une création signée Laurent Gaudé à l’écriture et Vincent Goethals à la mise en scène. Caillasses est une pièce sombre, très sombre, où l’espoir s’exprime dans la beauté formelle.
On arrive à Bussang par une belle journée d’été, tongs aux pieds et cœur léger… Dans l’air, une odeur d’herbe fraîchement coupée pour nous accompagner jusqu’au Théâtre du Peuple, dont l’impressionnante silhouette surgit au détour d’un virage. Cadre idyllique de l’écrin vosgien, ambiance glace à la vanille et pique-nique tiré du panier. La pelouse est envahie par des dizaines d’aficionados, reconnaissables au coussin dont ils n’ont pas oublié de se munir pour affronter les trois heures de spectacle sur un banc au confort sommaire. Les novices y penseront l’année prochaine. Dans cette atmosphère de vacances, on en oublierait presque ce pour quoi nous sommes là. Mais sitôt refermé l’immense navire de bois bâti voici plus d’un siècle par Maurice Pottecher, un contraste violent tombe sur le public.
Laurent Gaudé n’est certes pas un joyeux drille. La pièce que lui a commandée Vincent Goethals, directeur du Théâtre du Peuple, est radicalement sombre, éminemment politique, évidemment violente. Mais tout autant lyrique et poétique. Caillasses est l’histoire d’une guerre, sans nom, sans lieu. Une guerre qui pourrait être n’importe quelle guerre. De celles qui se défaussent de leurs misérables causes derrière le glorieux service d’un dieu. De celles qui se prétendent religieuses alors qu’elles ne sont jamais que politiques. On peut regretter que la réflexion sur ce thème n’ait pas été nourrie par un angle original. On peut regretter surtout la longueur d’un texte qui s’épuise trop souvent, épuisant le spectateur par la même occasion. En respectant le cahier des charges du Théâtre du Peuple, dont la tradition est de proposer en matinée une grande fresque de près de trois heures, Laurent Gaudé a manifestement tiré à la ligne, et c’est dommage. Parce qu’on imagine le joyau qu’aurait pu être cette pièce, avec une heure en moins et une intrigue resserrée.
Ceci étant dit, la langue est bien celle de l’auteur “goncourtisé” du Soleil des Scorta. Il faudrait, pour la définir, savoir expliquer comment l’obscurité peut être lumineuse, comment la pureté peut traduire la souillure. Pour servir cette langue, la mise en scène de Vincent Goethals est de toute beauté. Une esthétique pleine de grâce s’ajoute à une direction d’acteurs qui révèle des personnages à fleur de chair. Les comédiens amateurs qui participent à l’aventure jouent le rôle central du chœur antique, à la partition réglée comme du papier à musique par un chef d’orchestre qui joue de la langue de Gaudé comme d’un oratorio. On n’oubliera pas de sitôt la vibrante Marion Lambert, et cette scène sublime où la jeune kamikaze qu’elle incarne, maudite par son père, se débat aux portes de la mort, spectre torturé au corps disloqué. Le fantastique se glisse peu à peu dans l’atroce réalité, comme une soupape. Et lorsque le fond de scène s’ouvre sur la forêt, la sensation est vertigineuse. Les images qu’offre Vincent Goethals élèvent l’âme. On se surprend à penser que c’est beau comme du Laurent Gaudé. Ces deux-là se sont assurément trouvés.
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