Au fond du Val de Villé, nos pas nous portent de col en col tout autour d’Urbeis dans une randonnée dévoilant un massif silencieux et secret.
Les Vosges ressemblent à Venise. Bien souvent les foules s’y concentrent sur des spots devenus irrespirables, de la Schlucht et ses environs métamorphosés en luna-park (où de houllebecquiens bélîtres, se croyant au Bol d’Or, s’offrent les sensations viriles des pauvres d’esprit) aux duettistes Ortenbourg / Ramstein souffrant d’un tourisme de masse endémique rendant leur fréquentation irraisonnable. Il suffit néanmoins de quelques pas de côté pour découvrir de petites merveilles comme ce fond de vallée que nous vanta un soir l’ami Mathieu S. – aussi amoureux de belles voix que des retraites vosgiennes – auquel nous empruntons cet itinéraire d’altière solitude partant du bas d’Urbeis.
D’un col l’autre
Le chemin est raide. S’élève somptueusement dans une géométrie de troncs élancés sur lesquels s’enroulent des spirales de lierre. Des racines apparaissent. Moussues et énormes. Les explosions violettes de digitales forment d’étranges mares de couleur pour une atmosphère où flotte, évanescente, la beauté qui tendrait à prouver la véracité des propos de Roger Siffer1, infatigable chantre du Val de Villé qui nous déclarait : « C’est un endroit où il fait toujours beau, où gambadent joyeusement des rhinocéros souriants et amicaux, où sont nés les plus beaux garçons de la terre. » Pour le contredire, une fine pluie d’été s’est mise à tomber. Enveloppante. Brouillardeuse. Elle nous accompagne dans sa moiteur de juillet jusqu’au Col de Schlingoutte « qui porte bien mal son nom puisqu’on n’y trouve point de source malodorante », balance un douteux plaisantin. Idyllique l’endroit ne l’est qu’à première vue. Un sinistre calvaire de grès gris édifié en 1828 porte l’inscription : « Cette croix a été érigée en l’honneur de Jésus / par le pieux J.P. Wollmos / et sa pieuse épouse / Christine Lambert ». La légende affirme que le monument a été installé pour expier un mystérieux et monstrueux forfait. À quelques encablures se trouve un monument rendant hommage à 19 soldats du 22e Régiment d’infanterie tombés le 15 août 1914 qui furent enterrés sur place. Au fil des kilomètres, la guerre s’invitera souvent, glaciale, dans nos pas, puisque nous emprunterons quelques fragments du très didactique et fort bien balisé Chemin de la Résistance et de la Liberté sur les traces des passeurs qui aidèrent réfractaires et combattants de l’ombre à fuir l’Allemagne nazie dans cette zone alors frontière. Nous filons vers le Col de la Hingrie qui reprend le nom d’un proche hameau, où une poignée de Lorrains se réfugia pour échapper aux nombreux raids menés par les Hongrois au Xe siècle : ce nom était sans doute une manière de rappeler leur histoire… Sur le chemin, nous tombons sur le tripoint – matérialisé par de charmantes et antédiluviennes bornes – où se touchent les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et des Vosges, point culminant d’une crête sans nom, sommet lui même innommé, qu’on trouve sur la carte IGN avec la simple et poétique mention permettant d’enflammer les imaginations : Cote 852.
Colissimo
La forêt est silencieuse. Désertée par les promeneurs, elle permet d’apercevoir des chevreuils à la course gracile. Bondissants et insoucieux. Nous nous dirigeons allegro ma non troppo vers le troisième col de la journée, celui d’Urbeis parcouru de (trop) nombreux camions que nous quittons prestissimo pour le hameau du Climont et son riche passé mennonite2. Le soleil s’est levé, dissipant les nombreux bans de brouillard qui nous ont accompagnés au cours de la mâtinée. Ne reste devant nous qu’une longuette et monotone descente passant par le Bilstein, à ne pas confondre avec son homonyme posé à quelques encablures de Riquewihr qui est dit “alsacien”, celui qui nous occupe étant qualifié (un peu abusivement certes) de “lorrain”. Depuis le château ruiné, la vue est imprenable sur la vallée. L’endroit dont les origines sont mystérieuses conserve de sa splendeur passée un donjon carré qui a perdu de sa superbe (mais pas trop), un profond fossé délicieusement romantique ainsi qu’une paire de jolies fenêtres en ogive. Encore quelques mètres et nous voici à la Mine Théophile, vestige de la fièvre qui saisit la région au XVIe siècle, des flancs de laquelle étaient extraits cuivre, plomb, mais surtout argent. Autour d’Urbeis, la Silbergwerke Saint Sylvester fut active jusqu’en 1912. Il est vrai que Sainte-Marie- aux-Mines n’est pas si loin, épicentre d’une région qui fut une sorte de Klondike alsacien : « On tire une si grande quantité de métaux partout en ces montagnes qu’il faut douze martinets pour les fondre et affiner (…). Et depuis qu’on a commencé à chercher les métaux, on y a bâti plus de douze cents maisons », écrivit ainsi Sebastian Münster dans sa Cosmographia Universalis en 1550. Plus belle représentante de cette fièvre du métal précieux – aux côtés de Cornelia, Goutte Henri et des autres – la mine est taillée dans un gneiss solide et pourvue d’une galerie d’aération. Aujourd’hui fermée au public, elle se présente comme un orifice sombre et béant creusé à flanc de montagne, entouré d’une floraison intempestive de fougères d’un vert vif. L’un de nous balance cette hasardeuse comparaison : « Ça m’fait penser à L’Origine du monde de Courbet. » L’argent. L’origine du monde. Sous la phallocratie bonhomme du propos, l’idée qui le sous-tend tient malheureusement la route avec son cynisme contemporain.
Se perdre avec nous
Vous avez aimé cette randonnée ? Vous allez adorer l’ouvrage Balades pour se perdre qui en contient vingt-cinq (dont celle du Climont, voisine des terres ici arpentées). On y retrouve les « deux polissons misanthropes » – comme les qualifia un confrère à la plume gracile –, le photographe Stéphane Louis et l’auteur de ces lignes. Nous vous invitons à redécouvrir les Vosges avec ces promenades explorant avec poésie l’Histoire et l’âme d’un massif dont nous sommes amoureux. Mots choisis et images carrées, cette littéraire invitation au voyage entraîne le lecteur sur ses sentiers bien connus (comme le Mont Sainte-Odile) mais lui fait aussi découvrir des lieux secrets tels le Hilsenfirst. Voilà exaltante et indispensable lecture pour un septembre ensoleillé !
Paru à La Nuée bleue / Magazine Poly (25 €) nueebleue.com
Une balade, une bouteille: framboise sauvage
À Steige, une enseigne fondée en 1947 fait la fierté du village : labellisée “Entreprise du patrimoine vivant” en 2019, la Distillerie Jos Nusbaumer a été reprise il y deux ans par le champenois Nicolas Lombard. Authentique et artisanale, elle produit parmi les meilleurs schnaps de la région ? Notre préféré ? Pas évident… Si on adore la Williams rouge (à déguster devant un feu de cheminée dans un chalet de Lalaye, par exemple), on craque pour la Framboise sauvage, mobilisant huit kilos de fruits frais par litre. Explosion de goût, exceptionnel bouquet et grande finesse : servi frais, ce digestif permet de terminer un repas en apothéose.
jos-nusbaumer.com
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération
1 Cabaretier alsacien fondateur de La Choucrouterie où l’actualité régionale (mais pas que) est passée au vitriol dans une revue satirique
2 Voir Poly n°156 ou sur poly.fr